15 juillet 2013

L’Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov

Titre original : « Chelovek s kino-apparatom »

L'homme à la caméra« Le film que vous allez voir est un essai de diffusion cinématographique de scènes visuelles. Sans recours aux intertitres (le film n’a pas d’intertitres), sans recours à un scénario (le film n’a pas de scénario), sans recours au théâtre (le film n’a pas de décor, pas d’acteurs, etc.) Cette oeuvre expérimentale a pour but de créer un langage cinématographique absolu et universel complètement libéré du langage théâtral ou littéraire. »
Film expérimental muet, L’Homme à la caméra est un film-manifeste destiné à montrer et mettre en pratique les principes énoncés par les Kinoks, ce petit collectif de réalisateurs soviétiques dont Dziga Vertov est la pièce angulaire. C’est un film sans scénario, sans acteur et aussi sans décor puisque, et c’est là l’un des grands principes, il s’agit de capter « la vie à l’improviste », la vraie vie, quel que soit l’endroit, dans les rues, dans une chambre à coucher, sur une plage, etc. Le « ciné-oeil » permet de restituer la vie, créant une simple connexion entre le réel et le spectateur. Dziga Vertov révèle les procédés cinématographiques : le caméraman apparaît très souvent à l’image, montré alors qu’il filme (souvent dans des positions passablement périlleuses d’ailleurs). Le media est ainsi démystifié.
L'homme à la caméraUn autre grand principe des Kinoks est la « théorie des intervalles » : le montage va permettre de prolonger un mouvement par autre plan qui peut n’avoir aucun lien avec le précédent. Il en résulte la création d’échos, d’analogies et de rimes qui forment un rythme presque musical qu’aucun intertitre ne vient interrompre.
L’Homme à la caméra est un film extrêmement dense, très riche de signifiant, dont il est impossible de tout percevoir en une seule vision. Notre oeil est constamment stimulé par un montage rapide, des superpositions, Vertov crée des rapprochements qui surprennent. Pour mieux le comprendre et l’analyser, il faut donc plusieurs visions et prendre le temps de lire certaines analyses. Chacun de ses plans a un sens, une signification. Regarder L’Homme à la caméra est une expérience sensorielle hors du commun.
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs:
Voir la fiche du film et la filmographie de Dziga Vertov sur le site imdb.com.

Remarques :
* Le caméraman est Mikhaïl Kaufman, le frère de Dziga Vertov (dont le vrai nom est Denis Kaufman). Lorsqu’il est visible à l’écran, c’est Dziga Vertov qui le filme. La monteuse est Elizaveta Svilova qui est devenue la femme de Vertov après avoir rejoint les Kinoks au début des années 20.
* L’Homme à la caméra est le deuxième film-manifeste des Kinoks après Kinoglaz (Ciné oeil – La vie à l’improviste, 1924) du même Dziga Vertov.

Lectures possibles pour en savoir plus :
Le manifeste Ciné-Oeil de Dziga Vertov
Dossier du CNDP par Bamchade Pourvali
Dossier CNC/Cahiers du Cinéma
– Vidéo : conférence de Bamchade Pourvali au Forum des Images
Présentation et analyse par le Ciné-Club de Caen
Présentation du film sur DVDClassik

20 février 2013

Les Forçats de la gloire (1945) de William A. Wellman

Titre original : « Story of G.I. Joe »

Les forçats de la gloireCorrespondant de guerre, Ernie Pyle suit une compagnie de l’armée américaine en 1944, depuis l’Afrique du Nord jusqu’en Italie. Il partage la vie des soldats et les combats, notamment à Monte Cassino… Tourné et sorti avant même la fin de la guerre, ce film de William Wellman est basé sur deux livres d’Ernie Pyle (1). Le journaliste, lauréat du Prix Pulitzer en 1944, ne pourra voir le film sur les écrans puisqu’il sera tué l’année suivante, deux mois avant la sortie du film, sur une île japonaise du Pacifique. Comme l’indique le titre original, Story of G.I. Joe (littéralement « histoire de soldats ordinaires »), le film nous montre la guerre non pas sous l’angle des grands mouvements stratégiques mais telle qu’elle est vécue au quotidien par les soldats de l’infanterie, ceux dont on ne parle pas et qui progressent dans des conditions très souvent épouvantables (2). Il montre le danger mais aussi la fatigue, l’anxiété et l’épuisement que les rares sources de joie ne peuvent compenser. Story of G.I. Joe est ainsi l’un des films les plus authentiques sur la guerre. La mise en scène de Wellman est très sobre, tout comme le jeu des acteurs. Le style est presque celui d’un documentaire, aucun effet de scénario n’a visiblement été recherché. Le réalisateur a utilisé le moins possible d’acteurs professionnels pour faire jouer de réels soldats qui avaient combattu en Europe (3). Le film connut assez justement un grand succès.
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Burgess Meredith, Robert Mitchum, Freddie Steele
Voir la fiche du film et la filmographie de William A. Wellman sur le site IMDB.
Voir les autres films de William A. Wellman chroniqués sur ce blog…

Remarques :
* Story of G.I. Joe est le premier grand rôle de Robert Mitchum. Il fut même nominé aux Oscars dans la catégorie du meilleur second rôle.
* William Wellman est un vétéran de la Première Guerre mondiale… mais il était dans l’aviation et, de ce fait, n’avait pas du tout la même attirance que Pyle pour l’infanterie qu’il méprisait plutôt. Il a fallu une certaine persévérance au producteur Lester Cowan pour convaincre Wellman de réaliser le film.
* Si le film a principalement été tourné en studios, certains plans sont des images authentiques issues du documentaire de John Huston, La Bataille de San Pietro (San Pietro) (1945).

(1) Les deux livres d’Ernie Pyle qui ont servi de base directe au scénario sont « Brave Men » et « Here is Your War ».
(2) Le cœoeur d’Ernie Pyle restera avec ces soldats. En 1945, lorsque le journaliste suivra la Navy dans le Pacifique, il fera remarquer le niveau de confort des soldats de la Marine comparé aux conditions de vie des fantassins et sera critiqué sur ce point.
(3) Ils s’agissaient de soldats en cours de transfert d’Europe vers le front du Pacifique où beaucoup d’entre eux trouvèrent la mort.

16 décembre 2012

Danse du lion (1936) de Yasujirô Ozu

Titre original : « Kagamijishi »

Danse du lion(Court métrage, 24 minutes) Danse du lion est un documentaire, le seul réalisé par Ozu durant sa carrière. C’est une commande de l’Association Culturelle du Japon pour faire connaitre le théâtre japonais Kabuki et promouvoir l’art de la danse japonaise à l’étranger. L’idée fut donc de filmer une représentation du plus grand acteur de Kabuki, Kikugoro Onoe VI, dans la danse réputée comme étant le summum de la difficulté : la Danse du lion. Une voix-off sur fond de plans fixes d’un théâtre vide nous introduit Kikugoro et l’histoire qu’il va interpréter : une jeune fille paysanne effectue une danse et quand elle touche la tête du lion, l’esprit du lion s’empare d’elle. Elle disparaît et réapparait en lion qui danse alors avec un papillon… Qu’un acteur de 51 ans parvienne à interpréter une jeune paysanne avec tant de grâce est assez étonnant en soi, on oublie d’ailleurs totalement qu’il s’agit d’un homme tant il parvient à recréer la gestuelle féminine avec une infinie délicatesse. Dans la seconde partie de la danse, son jeu est totalement différent, exprimant la force et une certaine fureur. C’est un peu difficile à apprécier pleinement pour un spectateur occidental non familiarisé avec le Kabuki, je dois avouer avoir eu besoin de deux visions pour l’apprécier. C’est très beau. Danse du lion Ozu filme la représentation très simplement avec trois caméras fixes, sans chercher à faire d’effets si ce n’est quelques gros plans. Finalement, le film ne fut pas utilisé et mis de côté par les autorités culturelles après que des critiques aient été émises sur les expressions peu naturelles du visage du danseur. S’il n’est pas essentiel dans la filmographie d’Ozu, Danse du lion est intéressant à regarder car il donne envie de s’intéresser au Kabuki et, en ce sens, il a atteint son but.
Elle:
Lui : 3 étoiles

Acteurs: Kikugoro Onoe VI
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15 décembre 2011

L’enfer d’Henri-Georges Clouzot (2009) de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea

L'enfer d'Henri-Georges ClouzotCe documentaire produit par Serge Bromberg raconte le tournage difficile de L’enfer, film inachevé d’Henri-Georges Clouzot. En 1964, le réalisateur de Quai des Orfèvres obtient des moyens quasi-illimités pour réaliser un film très personnel dont il a écrit lui-même le scénario : l’histoire d’un homme marié à une femme resplendissante et qui développe une jalousie pathologique jusqu’à la névrose. Henri-Georges Clouzot désire y introduire des images nouvelles, expérimentales (1) : ce seront les visions hallucinatoires du mari, scènes imaginaires en couleurs (alors que la réalité est en noir et blanc) modifiées par des effets visuels audacieux. L'enfer d'Henri-Georges Clouzot Le lieu est unique : un hôtel au bord d’un lac encaissé et surplombé par un viaduc pour voie ferrée (2). Intelligemment, le documentaire de Serge Bromberg évite tout les aspects superficiels et se concentre sur la démarche du réalisateur, il nous plonge dans les tourments de la création : acculé par un envahissant désir de perfection, Clouzot ne pourra achever le film, le tournage étant interrompu par un accident cardiaque. Il est bien entendu impossible d’imaginer ce qu’ait pu être le film au final, on a notamment l’impression que les hallucinations du mari auraient tenu une très grande place, mais une chose est sûre, Romy Schneider y aurait été merveilleuse : L'enfer d'Henri-Georges Clouzot éblouissante, pleine de vie, elle illumine toutes les scènes où elle apparaît. Même avec les lèvres bleues (3), son sourire nous fait fondre… Le film de Serge Bromberg a le mérite de laisser une trace de ce film inachevé dont il ne restait jusqu’à présent que 185 boîtes de films soit 13 heures de rushes (la bande son est perdue).
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Romy Schneider, Serge Reggiani, Dany Carrel, Bérénice Bejo, Jacques Gamblin
Voir la fiche du film et la filmographie de Henri-Georges Clouzot sur le site IMDB.
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(1) Le documentaire n’en parle que très peu mais Henri-Georges Clouzot était à cette époque fortement critiqué par la Nouvelle Vague. Ce désir d’explorer des voies expérimentales était certainement aussi une réaction à ces critiques. Et ce besoin de faire taire ses détracteurs a probablement aiguillonné son désir de recherche de la perfection, désir qui a toujours été très fort chez Clouzot.

L'enfer d'Henri-Georges Clouzot(2) C’est le Viaduc de Garabit dans le Massif Central, environ 10 kms au sud de Saint-Flour. On peut d’ailleurs apercevoir l’hôtel depuis l’Aire de Garabit sur l’A75.
Autre vue : Vue depuis le pont (D909) où court Serge Reggiani (Google street)

(3) Les lèvres des actrices étaient bleues dans les scènes hallucinatoires pour permettre l’application d’un effet couleur sur l’image (le bleu devenant rouge, permettant ainsi de teinter le lac en rouge). Cela évoque les techniques du cinéma muet où le rouge passant très mal en noir en blanc avec les pellicules de l’époque, toutes les actrices jouaient avec un rouge à lèvres noir.

Remake :
L’Enfer de Claude Chabrol (1994)

13 septembre 2011

La Ronde de Nuit de Rembrandt (2008) de Peter Greenaway

Titre original : « Rembrandt’s J’Accuse…! »

Rembrandt's J'Accuse...!Peter Greenaway est, comme on le sait,  grand amateur et connaisseur de la peinture, notamment flamande ; il nous propose une nouvelle vision du célèbre tableau de Rembrandt « La Ronde de nuit » avec un film documentaire à la fois très riche et très inventif dans sa réalisation. Le sens réel de ce tableau de Rembrandt représentant l’une des milices bourgeoises d’Amsterdam échappe toujours aux historiens qui y ont identifiés 51 éléments mystérieux. Partant de la présence d’un homme à demi-caché semblant être en train de tirer, Peter Greenaway élabore une théorie très complète : Rembrandt aurait cherché à dénoncer une conspiration et un assassinat. Il explique ainsi 31 des 51 éléments mystérieux et le film les égrène un à un. Rembrandt La Ronde de Nuit Greenaway appuie merveilleusement son raisonnement que l’on suit avec ravissement et une certaine admiration. Il apparait lui-même en médaillon à l’écran pour donner ses explications. L’aspect visuel est particulièrement travaillé, mêlant d’habiles montages sur la peinture elle-même (qui évoquent la série Palettes) avec de petites scènes jouées en costume. Original, très moderne dans forme, La Ronde de Nuit de Rembrandt nous fait plonger dans un univers passionnant.
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Martin Freeman, Eva Birthistle
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3 juillet 2011

¡Que Viva Mexico! (1932) de Sergueï Eisenstein

¡Que viva Mexico!Lui :
Invité par la Paramount aux Etats Unis fin 1929, Eisenstein ne parvient pas à faire accepter un projet par les financiers du studio. Chaplin le met en relation avec l’écrivain Upton Sinclair qui accepte de le soutenir. Eisenstein choisit de faire un film sur le Mexique qu’il sillonne avec son chef-opérateur Edouard Tissé et son assistant Grigori Alexandrov. Hélas, le projet n’ira pas à son terme, Upton Sinclair ayant décidé de se retirer tout en conservant les parties déjà tournées. Eisenstein ayant perdu la propriété de ses rushes, ce n’est qu’en 1979 qu’Alexandrov réalisera une version « la plus proche possible de ce que voulait Eisenstein ». Ainsi monté, ¡Que Viva México! apparaît comme un mélange subtil de fiction et de documentaire qui replace le Mexique d’aujourd’hui dans la force de son Histoire. On peut supposer que les parties rituelles, un peu longues, auraient certainement été montées plus courtes si le film avait été complètement tourné. Ces parties opposent la vie et la mort, mort qui revient sous différentes formes dans les rites et les coutumes. Les images sont superbes. Mais c’est l’épisode « Maguey » qui est le plus remarquable, une histoire assez simple mais remarquablement mis en images. Il y a, dans cet épisode, une puissance et une force qui évoquent les plus grands films d’Eisenstein. Il ne fait nul doute que ¡Que Viva México! aurait été un très grand film s’il avait été achevé et monté par Eisenstein.
Note : 4 étoiles

Acteurs: Martín Hernández, Félix Balderas
Voir la fiche du film et la filmographie de Sergueï Eisenstein sur le site IMDB.
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Remarques :
Montage d’Alexandrov de 1979 en 4 parties :
Prologue : relie le Mexique d’aujourd’hui à son histoire, notamment la civilisation Maya. Eisenstein met en parallèle les têtes sculptées de divinités et des visages de mexicains vivants.
1. Sanduga : montre les rites actuels du mariage à Tehuantepec.
2. Fiesta : rites de célébration de la Vierge de Guadalupe suivi d’une corrida. Etude de la transcription du christianisme au Mexique.
3. Maguey : met en scène une histoire tragique se déroulant dans une hacienda sous la dictature de Porfirio Díaz. Le maitre des lieux viole et séquestre la fiancée d’un jeune péon qui organise sa vengeance.
4. Soldadera (non tourné) devait mettre en scène le soulèvement de 1910, prélude à la Révolution mexicaine, avec une mise en avant des femmes et plus généralement du peuple, tentant ainsi de faire un rapprochement avec la Révolution soviétique.
* Epilogue : montre la célébration du Jour des morts, légèrement satirique.

Utilisation des rushes de ¡Que Viva México! :
Thunder over Mexico (1933, 72 mn) montage produit par les américains Sol Lesser et Upton Sinclair, il s’agit essentiellement de l’épisode Maguey.
Kermesse funèbre (1933, 20 mn) montage produit par l’américain Sol Lesser, il s’agit des autres parties, montées comme un documentaire avec un commentaire.
Time in the sun (1939, 55 mn) montage respectueux fait par Marie Seton, journaliste britannique qui a rencontré Eisenstein et écrit sur lui.
Eisenstein’s mexican project (1954, 320mn) montage par Jay Leyda, ancien élève d’Eisenstein : mise bout à bout des rushes.
¡Que Viva México! (1979, 90 mn) montage fait par Grigori Alexandrov.

Pour en savoir plus :
– un bonne analyse sur Kinoglaz.fr,
– un article de Chris Meir (en anglais) replaçant le film dans sa dimension ethnographique faisant un rapprochement avec le Tabu de Murnau,
– et aussi un (long) article de Gabrielle Murray (en anglais) sur le symbolisme du film et l’utilisation des icones.