22 octobre 2017

J’accuse! (1938) de Abel Gance

J'accuse!1917. Les soldats Jean Diaz et François Laurin sont amoureux de la même femme, Edith. Tous deux désignés pour une mission dont on ne revient pas, Jean jure à François qu’Edith ne sera plus jamais rien pour lui. Seul Jean revient vivant de la guerre… Alors que l’on se bat déjà en Espagne et que le risque de guerre généralisée en Europe grandit, Abel Gance fait une nouvelle version de son J’accuse (1919), décidé à produire un grand film pacifiste pour tenter de conjurer l’inévitable. Le développement de l’histoire est différent, le réalisateur ne gardant de la première version que le triangle amoureux de base et l’impressionnante scène finale du réveil des morts. C’est un film très percutant où le spectateur est assailli par les images et les sons dans de nombreuses scènes, notamment dans la première demi-heure qui déroule en 1918, sous un déluge de feu. L’interprétation de Victor Francen dans la seconde partie est imposante, presque hallucinée. Le film prend alors l’allure d’un mélodrame baroque et fantastique. Le propos est virulent, prégnant. La célèbre scène finale du réveil des morts est encore plus impressionnante et magistrale que dans la version muette. C’est certainement l’une des plus grandes scènes du cinéma français. J’accuse n’est pas un film facile. Tout cela a profondément dérouté le public qui s’est détourné du film à sa sortie. Interdit en 1939 après la proclamation de la guerre (car jugé défaitiste), ce grand film désespérément pacifique ne ressortira qu’après la guerre en 1947.
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Victor Francen, Line Noro, Marcel Delaître, Renée Devillers
Voir la fiche du film et la filmographie de Abel Gance sur le site IMDB.

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Remarque :
* Durée des différentes versions :
– Version de 1938 : 165 minutes
– Version de 1947 : 100 minutes
– Version actuelle restaurée : 116 minutes

J'accuse
Victor Francen et Line Noro dans J’accuse! d’Abel Gance.

24 mai 2017

Napoléon (1927) d’Abel Gance

Napoléon vu par Abel GanceAlléluia ! Après des années d’attente, le chef d’œuvre muet d’Abel Gance, Napoléon, est enfin disponible dans une version digne de ce nom. L’historien Kevin Brownlow s’est attaché sa vie durant à ressusciter ce film mythique, visible ici dans une version de 5h30. Le résultat est à la hauteur des attentes : le spectacle est grandiose !

Ce qui frappe en premier, c’est la modernité et le dynamisme de l’ensemble. Aucun cinéaste, y compris dans l’Avant-garde des années vingt, n’a été aussi loin dans l’inventivité qu’Abel Gance. Cela passe en premier par les mouvements de caméra. Abel Gance veut libérer la caméra de son trépied : il invente une cuirasse pour accrocher la caméra (ancêtre de la steadycam), il fabrique une caméra sous-marine, attache la caméra sur tout ce qui bouge, la suspend à des câbles, l’accroche à un pendulier géant, lui attache des têtes gyroscopiques pour accomplir des mouvements complexes. C’est stupéfiant. Mais le dynamisme vient aussi de l’importante figuration, particulièrement crédible et toujours en mouvement. Tous les récits rapportent qu’Abel Gance avait un charisme et un talent pour mener une foule de figurants, y compris lorsque les conditions étaient difficiles (la prise de Toulon a nécessité quarante jours de tournage sous une pluie battante). Tous semblent pris d’une grande ferveur dans un large mouvement collectif. Et cette ferveur est contagieuse.

Mais le plus spectaculaire est bien entendu le fameux triptyque : trente minutes avant la fin, l’image s’élargit et couvre trois écrans juxtaposés pour un final d’un lyrisme inégalé. L’image finale en bleu, blanc et rouge est d’une puissance indescriptible. Sur le fond, Abel Gance insiste sur la grandeur de Napoléon, ses capacités presque surnaturelles de meneur d’hommes. Il arrange la réalité historique pour renforcer la légende. Gance paraît moins à son aise lorsqu’il s’agit d’évoquer des sentiments personnels : les scènes où Napoléon fait la cour à Joséphine sont les plus faibles. L’interprétation est puissante, d’une grande présence. La musique symphonique de Carl Davis est absolument superbe, une merveille : elle colle à l’image avec une justesse étonnante et vient appuyer avec panache les envolées lyriques.

Six mois après la sortie de Napoléon, l’arrivée du parlant balaya tout sur son passage et toute l’inventivité et la créativité d’Abel Gance tombèrent aux oubliettes. Et bizarrement, après avoir créé trois immenses films muets (J’accuse, La Roue et Napoléon), Abel Gance ne tournera plus que des films plus communs. Ce Napoléon est en tous cas vraiment enthousiasmant, d’un lyrisme époustouflant. Assurément, c’est l’un des plus grands films de tous les temps. (film muet)
Elle:
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Albert Dieudonné, Edmond Van Daële, Alexandre Koubitzky, Antonin Artaud, Abel Gance, Gina Manès, Annabella
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Lire aussi le billet sur le blog de la traductrice des livres de Kevin Brownlow

Voir les livres sur le film Napoleon d’Abel Gance
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NapoleonAlbert Dieudonné dans Napoléon de Abel Gance.

Remarques :
Napoléon vu par Abel Gance* Le coffret DVD  est édité par BFI (British Film Institute). Les droits sur le film et sur sa musique sont assez disputés entre BFI (musique Carl Davis), Francis Ford Coppola (musique de Carmine Coppola, son père) et la Cinémathèque Française (musique de Marius Constant). On ne le trouve guère en France. Il faut donc le commander directement sur le site internet de BFI ou sur un site de vente anglais comme Amazon UK. A noter que les intertitres sont bien entendu en anglais et n’ont pas de sous-titres. Les suppléments non plus.
* Ce coffret DVD est sorti fin décembre 2016. Les DVD disponibles avant cette date étaient au mieux la version américaine de Coppola de 220 minutes ou autres versions incomplètes, au pire un assemblage de différentes versions.

* La Cinémathèque Française promet sa propre version pour 2018. Lire un article à ce sujet sur le site de la Cinémathèque, article qui liste bien les différentes versions et promet une version avec de nouveaux éléments. A noter que la musique de Marius Constant n’a pas reçu de très bons échos (voir un exemple avec dans les commentaires la réaction du chef d’orchestre) ; cette partition est basée en partie sur l’originale d’Arthur Honegger. Faire mieux que Carl Davis paraît en tous cas bien difficile mais comme le dit Napoléon, « impossible n’est pas français! » (1)

Napoleon d'Abel GanceLe triptyque est utilisé par Abel Gance soit pour créer une image très large offrant ici une vue sur ses 3000 figurants…
Napoleon d'Abel Gance… soit pour placer trois images différentes.

* Ce Napoléon d’Abel Gance était prévu pour être le premier d’une série de six films sur Napoléon. Il couvre la période de sa jeunesse et de la Révolution française jusqu’au début de la Campagne d’Italie en 1796.

* Napoléon apparaît dans près d’un millier de films (cinéma et télévision). C’est le personnage le plus traité, deux fois plus que Jésus Christ. L’historien Hervé Dumont analyse ce phénomène dans un livre : Napoléon, l’épopée en 1000 films.

Napoleon d'Abel GanceLe ténor russe Alexandre Koubitzky fait un Danton très imposant dans Napoléon de Abel Gance.

Napoleon d'Abel GanceEdmond Van Daële est un inquiétant Robespierre dont la seule vision fait froid dans le dos dans Napoléon de Abel Gance.

Napoleon d'Abel GanceOn ne pourra accuser Abel Gance de s’être réservé le meilleur rôle puisqu’il interprète le sinistre Saint-Just dans son Napoléon.

* Abel Gance fera une version sonore en 1935 sous le titre Napoléon Bonaparte. Ce n’est pas toutefois une sonorisation du film de 1927 : la structure narrative est totalement différente, de nombreuses nouvelles scènes sont tournées. Cette version de 1935 servira de base au Bonaparte et la Révolution produit par Claude Lelouch en 1971.

Napoleon d'Abel GanceLa caméra Debrie sur cette photo est motorisée. Elle est placée sur une luge qui va dévaler une pente (scène de la bataille de boules de neige). (De g. à d.) Simon Feldman (directeur technique qui veille sur les batteries de la caméra), Jules Kruger (directeur de la photo), Alexander Volkoff (assistant-réalisateur), Abel Gance (lunettes de soleil) et un assistant. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.

Napoleon Abel GanceCette photo montre le harnais/cuirasse porté par Jules Kruger. Un cable relie la caméra Debrie motorisée aux lourdes batteries situées plus ou moins loin en arrière, ce cable pouvant être très long. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.

Napoleon Abel GanceLe directeur technique Simon Feldman (à droite) contrôle l’installation périlleuse d’une caméra sur un cheval pour la séquence corse, des mécanismes complexes servant à la stabiliser (un peu). Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.

Napoléon Abel GancePour le triptyque de la Campagne d’Italie, trois caméras Debrie motorisées (motorisation synchronisée) étaient montées sur le même trépied. Parallèlement, les images étaient également tournées en couleurs pour un effet 3D (visible avec des lunettes spéciales). Abel Gance a trouvé l’effet saisissant mais a préféré ne pas retenir les images de ces essais de peur que cela distraie les spectateurs du contenu. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.

Napoleon d'Abel GancePour cette difficile image de la maison natale de Napoléon (en réalité cette ruelle d’Ajaccio fait à peine 3 mètres de large, le recul est très limité), Abel Gance et son directeur de la photographie Jules Kruger ont inventé un objectif grand angle 14mm, le Brachyscope. « C’est comme un télescope que l’on prendrait par le mauvais bout » expliquait Gance. On remarque la déformation des lignes sur les bords (« effet de barillet ») caractéristique des grands angles. Marcel L’Herbier utilisera cette invention pour certaines scènes de L’Argent.

(1) A ce sujet, dans les suppléments du DVD, Carl Davis raconte dans son long interview une anecdote amusante : lors des projections-concerts à Londres, lorsque Napoléon dit « Impossible n’est pas français! », le public ricanait et riait… En revanche, lors d’une projection-concert à Paris, quelle ne fut pas sa surprise de voir que la réplique était accueillie par une ovation du public !

10 mai 2017

Lucrèce Borgia (1935) d’Abel Gance

Lucrèce BorgiaFin du XVe siècle à Rome. Fils du pape Alexandre VI, César Borgia, conseillé par Machiavel, complote pour détruire ses ennemis politiques et mettre la main sur les duchés voisins. Il n’hésite pas à utiliser sa jeune sœur, d’une grande beauté, pour sceller des alliances opportunes… Le personnage historique de Lucrèce Borgia, et la légende qui l’entoure, a été porté à l’écran, petit et grand, à de nombreuses reprises. Cette version d’Abel Gance reste l’une des plus remarquée, pas toujours pour ses qualités cinématographiques mais en tous cas pour le scandale qu’elle suscita : on y voit Edwige Feuillère batifoler nue dans un bassin dont, opportunément, la profondeur ne dépasse guère 1 mètre. A l’époque, cette scène de nudité était d’une grande audace. Ceci mis à part, le scénario présente Lucrèce Borgia comme une victime des manigances criminelles de son frère (thèse la plus souvent partagée aujourd’hui) mais épargne le pape Alexandre VI. L’interprétation est très inégale, assez outrée en ce qui concerne Gabriel Gabrio en César ou Antonin Artaud en Savonarola, plus subtile pour Aimé Clariond en Machiavel. La prestation d’Edwige Feuillère (qui ressemble ici étrangement à Claudette Colbert) est la plus convaincante, le film sera un tremplin pour l’actrice. Tourné sans grande conviction apparente, Lucrèce Borgia est loin d’être le film le plus remarquable dans la filmographie d’Abel Gance.
Elle:
Lui : 3 étoiles

Acteurs: Edwige Feuillère, Gabriel Gabrio, Aimé Clariond, Jacques Dumesnil, Antonin Artaud
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Lucrèce Borgia
Edwige Feuillère (au centre) dans Lucrèce Borgia d’Abel Gance.

25 juillet 2016

Le Capitaine Fracasse (1943) de Abel Gance

Le Capitaine FracasseSous Louis XIII, le désargenté baron de Sigognac vit très pauvrement dans son château poussiéreux. Par une nuit d’orage, il héberge une troupe de comédien et tombe amoureux de la belle Isabelle. Au matin, il décide de partir avec eux sans savoir qu’il va rapidement être amené à la protéger de divers dangers… Librement adapté du roman homonyme de Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse est un projet assez ambitieux d’Abel Gance qui fit des essais de pictographe (voir ci-dessous) sur le tournage pour créer des décors de grande taille. Si le soin dans la mise en scène est évident, ce sont hélas les défauts qui monopolisent notre attention, tout particulièrement le jeu outré des comédiens, une certaine lourdeur dans la démonstration et la voix insupportable de Vina Bovy, cantatrice de l’Opéra. La scène la plus marquante est celle d’un duel dans le cimetière de Poitiers avec un dialogue en vers à la manière d’Edmond Rostand. La version initialement montée par Abel Gance durait trois heures, ce sont les producteurs qui la réduisirent de moitié. Malgré le succès public de ce Capitaine Fracasse, Abel Gance ne tournera plus un film avant une dizaine d’années.
Elle:
Lui : 2 étoiles (25/07/2016)3 étoiles (8/2/2024)

Acteurs: Fernand Gravey, Assia Noris, Jean Weber, Roland Toutain, Alice Tissot
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Remarques :
* Le pictographe est un procédé mis au point en 1937 par Pierre Angénieux, Abel Gance et Roger Hubert permettant d’obtenir à la fois l’image nette d’un décor situé à distance et celle d’un élément de taille réduite situé très près. C’est un système à lentille fractionnée, les lentilles pouvant être faites sur mesure selon le partage désiré (dérivés ultérieurs : pictoscope, magigraphe, électronigraphe, …) Cela permet par exemple d’utiliser une petite maquette et de l’inclure dans un décor naturel.
* Le jeune Jacques François (22 ans) est ici dans son deuxième rôle à l’écran.

Principales autres versions :
Le Capitaine Fracasse de Alberto Cavalcanti (1929) avec Pierre Blanchar et Charles Boyer
Le Capitaine Fracasse de Pierre Gaspard-Huit (1961) avec Jean Marais (la plus connue)
Le Voyage du Capitaine Fracasse (Il viaggio di Capitan Fracassa) de Ettore Scola (1990) avec Vincent Perez.

Le Capitaine Fracasse
Fernand Gravey et Assia Noris dans Le Capitaine Fracasse de Abel Gance.

« Excusez-moi, noble châtelain,
si je viens frapper moi-même à la poterne de votre forteresse,
sans me faire précéder d’un page sonnant de l’olifant. »

3 décembre 2014

J’accuse (1919) de Abel Gance

J'accuse!(film muet) Poète et amoureux de la vie, Jean Diaz aime Edith qui a été contrainte par son père de se marier avec François Laurin. Quand la guerre est déclarée, tous les hommes de leur petit village de Provence doivent partir au front où les deux hommes vont se retrouver… Alors que la guerre n’est pas encore terminée, Abel Gance reprend le titre du célèbre article de 1898 d’Emile Zola pour la défense de Dreyfus, pour dénoncer les méfaits de la guerre sur les êtres humains. Il se base sur l’histoire d’un poilu devenu pacifiste pour écrire un grand mélodrame où deux hommes sont amoureux de la même femme.

J’accuse est toujours présenté comme un film pacifiste, ce qu’il est indéniablement mais il l’est d’une façon qui peut nous sembler assez inhabituelle, nous qui avons un siècle de recul. S’il dénonce bien le cortège de morts inutiles, la scène finale éclaire de façon étonnante son propos : si les morts se relèvent, c’est pour venir accuser les vivants de s’être mal comportés en leur absence (femmes infidèles, profiteurs), ils veulent que ceux qui leur survivent soient dignes d’eux, et ainsi ils « ne seront pas morts pour rien ». On peut même trouver que certaines scènes ont une connotation patriotique. Mais en fait, son propos est surtout humaniste, il se place du côté de ces poilus et de leurs vies brisées. Il refuse de faire une approche politique.

J’accuse est un film également remarquable d’inventivité dans la forme. Dès les premières minutes, c’est un festival et cela continue pendant les quelque 2h45 du film : un montage très dynamique, étonnamment moderne, de nombreux effets (différents) de superposition, des scènes de bataille d’un réalisme inégalé, utilisation d’images réelles, utilisation du clair-obscur, nombreuses métaphores visuelles, etc. La célèbre (et inoubliable) scène finale voit sa force décuplée par son traitement. Abel Gance, qui a bénéficié de moyens importants, est alors très largement devant tout le monde. On ne voit pas quel réalisateur (américain ou autre) est à ce niveau de modernisme et d’inventivité. Le succès de J’accuse fut important et international, ce qui permit à Abel Gance de mettre sur pied un film encore plus remarquable et abouti, La Roue.
Elle:
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Romuald Joubé, Séverin-Mars, Maryse Dauvray
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Remarques :
* Film en grande partie perdu, J’accuse a été magnifiquement restauré en 2007 à partir de plusieurs morceaux de provenances différentes. Alors qu’un DVD est sorti aux Etats-Unis dès 2008 (chez Flicker Alley, le même éditeur que pour La Roue qui n’est à ce jour seulement disponible aux Etats Unis), il aura fallu attendre 7 années (!) pour que le film soit enfin visible en France.

* Arte a récemment diffusé le film avec une musique composée par Philippe Schoeller (concert  du 8 novembre 2014 Salle Pleyel). Ce style de musique conceptuelle ne convient pas du tout à l’esprit d’Abel Gance et (à mes yeux) dénature son oeuvre : elle en accentue inutilement les aspects les plus noirs et atténue l’humanité du propos. J'accuse!Il s’agit plus d’un concert illustré par un film que d’un film accompagné par une musique.
En revanche, il ne faut pas hésiter à se procurer le DVD qui vient sortir chez Lobster Films qui comporte la nouvelle musique orchestrale composée par le toujours excellent Robert Israel (toutes les musiques qu’il compose pour accompagner les restaurations de films muets sont parfaites). A noter que Serge Bromberg de Lobster Films a été l’un des artisans de la restauration.

* Détail terrifiant : Les figurants interprétant les morts de la scène finale sont des soldats qui revenaient de Verdun et qui devaient retourner au front huit jours plus tard. 80% n’en sont pas revenus.

* Blaise Cendrars a été assistant sur la tournage. L’écrivain, qui avait perdu un bras au combat en 1915, est également l’un des morts de la scène finale.

* Abel Gance a refait son film en 1938, alors qu’une autre guerre s’annonçait, une version sonore qui reprend certaines images de la version de 1919 :
J’accuse d’Abel Gance avec Victor Francen (1938).

Lire aussi : article sur le blog Ann Harding’s Treasures … (dont l’auteure est la traductrice du livre de Kevin Brownlow La Parade est passée, livre qui comporte un chapitre de 60 pages consacré à Abel Gance).

J'accuse d'Abel Gance
Plan très court mais qui se remarque : des soldats alignés pour former le mot « J’accuse ».

Abel Gance salué par David W. Griffith
Abel Gance (à g.) félicité par David W. Griffith peu après la première américaine de J’accuse.

23 décembre 2013

La Tour de Nesle (1955) de Abel Gance

La tour de NesleParis, XIVe siècle, sous le règne de Louis X le Hutin. Tous les matins, des cadavres sont repêchés dans la Seine près de la tour de Nesle. Ce sont les victimes des orgies de Marguerite de Bourgogne et des princesses Blanche et Jeanne… Production franco-italienne, La Tour de Nesle est adapté de la pièce d’Alexandre Dumas et Frédéric Gaillardet qui se sont inspirés d’une légende, probable extrapolation de faits réels (1). Cette pièce fut adaptée plusieurs fois à l’écran. L’histoire est, il est vrai, assez riche avec de nombreux éléments pour éveiller l’intérêt. Abel Gance en fait une bonne adaptation, sans doute pas aussi brillante qu’attendue d’un cinéaste si novateur, mais de belle facture et assez prenante. Le film est en couleurs (Gevacolor) ce qui n’était pas si courant dans le cinéma français de l’époque. Il comporte de courtes scènes de nudité assez audacieuses pour 1955. La Tour de Nesle est un film assez rare. Plus un divertissement qu’un mélodrame, il ne manque pas d’attraits.
Elle:
Lui : 3 étoiles

Acteurs: Pierre Brasseur, Silvana Pampanini, Paul Guers, Jacques Toja, Michel Bouquet
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Remarques :
* La tour de Nesle fut construite vers 1200 sur la rive gauche de la Seine, face au Louvre. Elle servait à la surveillance et permettait d’interdire le passage nocturne des bateaux. Elle fut détruite au XVIIe siècle pour permettre la construction de la toujours actuelle bibliothèque Mazarine.
* Outre Alexandre Dumas en 1832, Michel Zévaco tira un roman de la même légende, intitulé Buridan, le héros de la tour de Nesle et Maurice Druon écrivit Le Roi de fer dans sa saga historique Les Rois maudits.

Les adaptations :
La Tour de Nesle d’Albert Capellani (1909)
Buridan, le héros de la tour de Nesle de Pierre Marodon (1923)
La Tour de Nesle de Gaston Roudès (1937)
La Tour de Nesle d’Abel Gance (1955)
La Tour de Nesle (Der Turm der verbotenen Liebe) (1968) de l’allemand Franz Antel (alias François Legrand) avec Jean Piat
Les versions de 1923 et 1968 sont plus proches du roman de Zévaco que de Dumas.

(1) La seule chose qui soit certaine, historiquement parlant, est le fait que la princesse Marguerite de Bourgogne (qui n’était pas encore reine) et la Princesse Blanche eurent pour amants deux frères. Tous furent arrêtés pour adultère en 1314 ; les frères furent torturés et écorchés vifs et les princesses emprisonnées. Même lorsque son époux Louis X devint roi, Marguerite resta enfermée. Victime de mauvais traitements, elle fut retrouvée morte peu après dans sa cellule. Elle n’avait que 25 ans. Tout le reste (les orgies, les meurtres, Buridan échappant à la mort, …) ne sont probablement qu’affabulations, une légende autour cette affaire qui ébranla la monarchie.

12 avril 2012

Paradis perdu (1939) de Abel Gance

Paradis perduA Paris, avant la Première Guerre mondiale, Pierre Leblanc, un peintre, rencontre Janine, employée dans une maison de couture au bal du 14 juillet. Ils se revoient peu après et connaissent un vrai bonheur. Pierre montre des talents pour la création de robes. Mais la guerre survient… Paradis perdu est tourné par Abel Gance juste avant la Seconde Guerre mondiale, comme un avertissement de la catastrophe à venir. Le film comporte deux parties assez distinctes. La première, qui montre la construction du bonheur de Pierre et Janine, est assez réussie avec un bon enchainement des scènes et un rythme enlevé. La seconde, plus grave, l’est moins ce qui est assez surprenant pour Abel Gance. Les enchainements sont ici plus brutaux, voire chaotiques avec même un nouveau petit drame en final (lors de l’inauguration) qui semble plutôt plaqué. Paradis perdu fut un film de commande et semble assez mineur dans la filmographie d’Abel Gance.
Elle:
Lui : 2 étoiles

Acteurs: Fernand Gravey, Micheline Presle, Elvire Popesco, Robert Le Vigan
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22 janvier 2012

La Roue (1922) d’ Abel Gance

La Roue - affiche de Fernand Léger(Film muet de 4h22) Lors d’une catastrophe ferroviaire, le mécanicien Sisif recueille à l’insu de tous une petite fille seule, Norma, pour faire une petite sœur à son fils. Quinze ans plus tard, tous deux ont grandi, persuadés d’être frère et sœur. Ils vivent gaiement au milieu des rails et des locomotives… La Roue fait certainement partie des cinq ou six films les plus marquants de l’Histoire du cinéma. Son ampleur, son intensité, son caractère novateur frappèrent les esprits, influencèrent de nombreux cinéastes. Plus que tout autre, il symbolise l’Avant-Garde de ce début des années vingt.

En 1919, tout auréolé du succès de J’accuse, Abel Gance est à 30 ans le cinéaste européen le plus encensé. Il met en chantier un grand projet auquel il consacrera trois années entières : débuté en décembre 1919, le film ne sera projeté pour la première fois qu’en décembre 1922. La Roue est une grande histoire tragique qui reste à jamais marquée par la propre tragédie qui touchait Abel Gance au même moment (1). Il en a écrit lui-même le scénario.

La Roue Le film est novateur en premier par son contenu : La Roue est certes un mélodrame, mais un mélodrame très psychologique centré principalement sur un personnage et qui semble pénétrer les tréfonds de l’âme (comme Pabst le fera ensuite). C’est à l’époque totalement nouveau. Il est très réaliste dans sa description de la vie des cheminots. Au lieu d’être tourné en studio, le film est tourné en très grande partie en extérieurs : Abel Gance et son équipe ont occupé plusieurs mois une petite maison construite La Roueau beau milieu des rails de la gare Saint-Roch à Nice, avec des guetteurs pour prévenir de l’arrivée des trains. La seconde partie est tournée au col de Voza, à deux mille mètres d’altitude. Il y a aussi l’importance des objets, notamment ces locomotives qui deviennent des personnages à part entière. Abel Gance utilise le monde des trains (fumées, rails, machines) et les façonne (compositions, surimpressions) de manière lyrique pour exprimer des sentiments.

La RoueLe film est également novateur dans sa forme : Abel Gance veut tout essayer, il multiplie les effets visuels, les plans, adopte un montage étonnamment riche, rapide et précis, formidablement rythmé, il utilise les caches pour centrer l’attention, les gros plans pour exprimer des sentiments. L’acteur Séverin-Mars est étonnant de force, il a un visage qui dégage beaucoup d’intensité. L’acteur est hélas mort juste à la fin du tournage.

La Roue - affiche de Fernand LégerL’affiche est signée Fernand Léger. A sa sortie, La Roue fut acclamé par beaucoup, vilipendé par d’autres mais, indéniablement, le film a marqué les esprits, influencé des cinéastes majeurs comme Eisenstein, Kurosawa, Pabst et beaucoup d’autres ensuite. Comme Cocteau l’a bien résumé : « Il y a le cinéma d’avant et d’après La Roue comme il y a la peinture d’avant et d’après Picasso ».
Elle:
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Séverin-Mars, Ivy Close, Gabriel de Gravone, Pierre Magnier, Georges Térof
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Versions :
La Roue - affiche de Fernand LégerA) La première projection de La Roue fut étalée sur trois jours, les jeudi 14, 21 et 28 décembre 1922 dans la très grande salle du Gaumont-Palace (6 000 places) Place Clichy à Paris. Le film faisait alors 32 bobines soit environ 8 heures. Arthur Honegger avait composé une musique pour cette version, l’un des morceaux est resté connu sous le nom « Pacific 231 ».
B) A la demande des distributeurs, Abel Gance réduit son film de 32 à 12 bobines soit près de 3 heures. C’est cette version qui sera la plus largement vue en Europe et de par le monde.
C) Une version encore plus réduite est faite par les distributeurs anglais eux-mêmes : 7 à 8 bobines soit moins de 2 heures. Ce massacre enlèvera tout attrait au film qui n’aura que peu de succès en Angleterre et explique son absence de sortie aux Etats-Unis. Une version (différente?) de 8 bobines a été utilisée pour une ressortie en 1928.
D) Différentes restaurations ont été tentées dans les années 90 dont celle de la Cinémathèque Française réalisée par Marie Epstein.
E) Une restauration a été menée dans les années 2006-2008 par David Shepard et Eric Lange de Lobster films : c’est la version 12 bobines augmentée de fragments d’une copie teintée plus complète pour totaliser 4h22, soit l’équivalent de 20 bobines. Cette version n’est hélas pas disponible sous forme de DVD en France. En revanche, le DVD est disponible aux Etats-Unis, magnifique version éditée par Flicker Alley (zone 0 donc lisible sur tous les lecteurs, tous les intertitres sont en anglais, pas de sous-titres).
F) Restauration d’une version de 6h53 par la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, en partenariat avec la Cinémathèque française et la Cinémathèque suisse, à partir du négatif, de nombreuses copies et du scénario original d’Abel Gance. Cette version, très proche de la version complète, a été montrée pour la première fois dans le cadre du Festival Lumière 2019, les 19 et 20 octobre 2019, avec l’Orchestre National de Lyon sous la direction de Frank Strobel (lire sur le site du Festival Lumière).

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Notes:
(1) Abel Gance vivait alors avec Ida Danis. La jeune femme avait été touchée par l’épidémie de grippe espagnole du printemps 1919 et sa maladie avait évolué en tuberculose. Abel Gance choisit Nice comme lieu de tournage car le climat était bon pour Ida. Quand les médecins avancèrent que l’altitude pourrait la faire guérir, Abel Gance modifia son scénario pour y introduire un accident et placer toute la fin de son histoire dans le Massif du Mont Blanc. Ida mourut le 9 avril alors qu’Abel Gance venait de terminer le tournage du film et en commençait le montage.

Abel Gance a dédié La Roue à Ida Danis. Cette dédicace est émouvante :
« Ida chérie, certes je te dédie La Roue que j’ai exécuté presque en sacrifice tous les jours de ton martyre. Commencé avec ton premier jour de maladie, je l’ai terminé le jour de ta mort. Une fois de plus, « la pointe de la Sagesse s’est retournée contre la sage » ; il est vraiment stupéfiant de voir cette coïncidence, cette transposition de ma Fatalité que je tirais du néant, à ma fatalité propre. » (Extrait de son livre Prisme)

Le titre initial La Rose du rail  fut changé par Abel Gance en La Roue, titre beaucoup plus noir qui fait là aussi écho à la propre tragédie d’Abel Gance. Ce titre est expliqué assez tôt dans le film par une citation de Kipling :
La tragédie de Sisif va commencer car « il est sur la Roue des choses, enchaîné à la Roue de la vie, toujours, de désespoir en désespoir. » (Kipling)
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Remake :
La Roue de André Haguet et Maurice Delbez (1956) avec Jean Servais, Claude Laydu et Catherine Anouilh, remake non vu mais qui semble bien inutile.