22 janvier 2012

La Roue (1922) d’ Abel Gance

La Roue - affiche de Fernand Léger(Film muet de 4h22) Lors d’une catastrophe ferroviaire, le mécanicien Sisif recueille à l’insu de tous une petite fille seule, Norma, pour faire une petite sœur à son fils. Quinze ans plus tard, tous deux ont grandi, persuadés d’être frère et sœur. Ils vivent gaiement au milieu des rails et des locomotives… La Roue fait certainement partie des cinq ou six films les plus marquants de l’Histoire du cinéma. Son ampleur, son intensité, son caractère novateur frappèrent les esprits, influencèrent de nombreux cinéastes. Plus que tout autre, il symbolise l’Avant-Garde de ce début des années vingt.

En 1919, tout auréolé du succès de J’accuse, Abel Gance est à 30 ans le cinéaste européen le plus encensé. Il met en chantier un grand projet auquel il consacrera trois années entières : débuté en décembre 1919, le film ne sera projeté pour la première fois qu’en décembre 1922. La Roue est une grande histoire tragique qui reste à jamais marquée par la propre tragédie qui touchait Abel Gance au même moment (1). Il en a écrit lui-même le scénario.

La Roue Le film est novateur en premier par son contenu : La Roue est certes un mélodrame, mais un mélodrame très psychologique centré principalement sur un personnage et qui semble pénétrer les tréfonds de l’âme (comme Pabst le fera ensuite). C’est à l’époque totalement nouveau. Il est très réaliste dans sa description de la vie des cheminots. Au lieu d’être tourné en studio, le film est tourné en très grande partie en extérieurs : Abel Gance et son équipe ont occupé plusieurs mois une petite maison construite La Roueau beau milieu des rails de la gare Saint-Roch à Nice, avec des guetteurs pour prévenir de l’arrivée des trains. La seconde partie est tournée au col de Voza, à deux mille mètres d’altitude. Il y a aussi l’importance des objets, notamment ces locomotives qui deviennent des personnages à part entière. Abel Gance utilise le monde des trains (fumées, rails, machines) et les façonne (compositions, surimpressions) de manière lyrique pour exprimer des sentiments.

La RoueLe film est également novateur dans sa forme : Abel Gance veut tout essayer, il multiplie les effets visuels, les plans, adopte un montage étonnamment riche, rapide et précis, formidablement rythmé, il utilise les caches pour centrer l’attention, les gros plans pour exprimer des sentiments. L’acteur Séverin-Mars est étonnant de force, il a un visage qui dégage beaucoup d’intensité. L’acteur est hélas mort juste à la fin du tournage.

La Roue - affiche de Fernand LégerL’affiche est signée Fernand Léger. A sa sortie, La Roue fut acclamé par beaucoup, vilipendé par d’autres mais, indéniablement, le film a marqué les esprits, influencé des cinéastes majeurs comme Eisenstein, Kurosawa, Pabst et beaucoup d’autres ensuite. Comme Cocteau l’a bien résumé : « Il y a le cinéma d’avant et d’après La Roue comme il y a la peinture d’avant et d’après Picasso ».
Elle:
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Séverin-Mars, Ivy Close, Gabriel de Gravone, Pierre Magnier, Georges Térof
Voir la fiche du film et la filmographie de Abel Gance sur le site IMDB.
Voir les autres films de Abel Gance chroniqués sur ce blog…

Versions :
La Roue - affiche de Fernand LégerA) La première projection de La Roue fut étalée sur trois jours, les jeudi 14, 21 et 28 décembre 1922 dans la très grande salle du Gaumont-Palace (6 000 places) Place Clichy à Paris. Le film faisait alors 32 bobines soit environ 8 heures. Arthur Honegger avait composé une musique pour cette version, l’un des morceaux est resté connu sous le nom « Pacific 231 ».
B) A la demande des distributeurs, Abel Gance réduit son film de 32 à 12 bobines soit près de 3 heures. C’est cette version qui sera la plus largement vue en Europe et de par le monde.
C) Une version encore plus réduite est faite par les distributeurs anglais eux-mêmes : 7 à 8 bobines soit moins de 2 heures. Ce massacre enlèvera tout attrait au film qui n’aura que peu de succès en Angleterre et explique son absence de sortie aux Etats-Unis. Une version (différente?) de 8 bobines a été utilisée pour une ressortie en 1928.
D) Différentes restaurations ont été tentées dans les années 90 dont celle de la Cinémathèque Française réalisée par Marie Epstein.
E) Une restauration a été menée dans les années 2006-2008 par David Shepard et Eric Lange de Lobster films : c’est la version 12 bobines augmentée de fragments d’une copie teintée plus complète pour totaliser 4h22, soit l’équivalent de 20 bobines. Cette version n’est hélas pas disponible sous forme de DVD en France. En revanche, le DVD est disponible aux Etats-Unis, magnifique version éditée par Flicker Alley (zone 0 donc lisible sur tous les lecteurs, tous les intertitres sont en anglais, pas de sous-titres).
F) Restauration d’une version de 6h53 par la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé, en partenariat avec la Cinémathèque française et la Cinémathèque suisse, à partir du négatif, de nombreuses copies et du scénario original d’Abel Gance. Cette version, très proche de la version complète, a été montrée pour la première fois dans le cadre du Festival Lumière 2019, les 19 et 20 octobre 2019, avec l’Orchestre National de Lyon sous la direction de Frank Strobel (lire sur le site du Festival Lumière).

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Notes:
(1) Abel Gance vivait alors avec Ida Danis. La jeune femme avait été touchée par l’épidémie de grippe espagnole du printemps 1919 et sa maladie avait évolué en tuberculose. Abel Gance choisit Nice comme lieu de tournage car le climat était bon pour Ida. Quand les médecins avancèrent que l’altitude pourrait la faire guérir, Abel Gance modifia son scénario pour y introduire un accident et placer toute la fin de son histoire dans le Massif du Mont Blanc. Ida mourut le 9 avril alors qu’Abel Gance venait de terminer le tournage du film et en commençait le montage.

Abel Gance a dédié La Roue à Ida Danis. Cette dédicace est émouvante :
« Ida chérie, certes je te dédie La Roue que j’ai exécuté presque en sacrifice tous les jours de ton martyre. Commencé avec ton premier jour de maladie, je l’ai terminé le jour de ta mort. Une fois de plus, « la pointe de la Sagesse s’est retournée contre la sage » ; il est vraiment stupéfiant de voir cette coïncidence, cette transposition de ma Fatalité que je tirais du néant, à ma fatalité propre. » (Extrait de son livre Prisme)

Le titre initial La Rose du rail  fut changé par Abel Gance en La Roue, titre beaucoup plus noir qui fait là aussi écho à la propre tragédie d’Abel Gance. Ce titre est expliqué assez tôt dans le film par une citation de Kipling :
La tragédie de Sisif va commencer car « il est sur la Roue des choses, enchaîné à la Roue de la vie, toujours, de désespoir en désespoir. » (Kipling)
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Remake :
La Roue de André Haguet et Maurice Delbez (1956) avec Jean Servais, Claude Laydu et Catherine Anouilh, remake non vu mais qui semble bien inutile.

5 réflexions sur « La Roue (1922) d’ Abel Gance »

  1. J’ai vu la version de 8 h il y a une vingtaine d’années à Strasbourg au théâtre du Maillon. Elle était donc disponible à ce moment là. Deux pianistes se sont relayés en direct durant la projection ponctuée par 3 ou 4 entractes. Une après midi et une soirée à regarder ce film. Nous étions peu nombreux dans la salle mais je garde de cette projection le souvenir d’un film impressionnant dans sa narration visuelle. Je crois que j’ai eu beaucoup de chance de voir ce film. Merci pour cette chronique sensible.
    Dan

  2. Merci pour ce commentaire qui m’a beaucoup étonné. Ce devait être un grand moment.
    Je dois bien avouer que je n’avais jamais entendu parler d’une projection complète récente.
    Savez-vous qui avait réalisé cette restauration?
    Y avait-il des intertitres ?
    La copie était-elle teintée?

    Je n’ai trouvé aucune trace de cette projection.
    Dans les années 90, la restauration la plus complète était me semble t-il celle faite par Marie Epstein mais elle n’était pas complète.
    On trouve certaines informations ici : http://1895.revues.org/79

  3. Bonjour,

    Je découvre cet article intelligent et intéressant, dans lequel j’ai appris plein de choses. Les derniers commentaires sont anciens, mais sans doute savez vous que la Fondation Jerome Seydoux a réalisé une nouvelle version de 7 heures pour le Festival Lumière 2019, à Lyon.
    La projection est accompagnée de la partition à peu de chose près d’origine, interprétée par l’Orchestre National de Lyon.
    J’ai assisté ce matin à la première partie (la seconde a lieu demain matin), et c’est superbe, à la fois très impressionnant et émouvant..

  4. J’ai vu le film restauré sur Arte. C’est renversant. Il est difficile après ça de regarder les films de l’industrie cinématographique (avec de la couleur et des mots). Ce n’est comparable qu’à l’art véritable. Style Crime et châtiment, Quichotte, mass in h moll, Caravage… et à la pensée qui vaut le coup. Style Marx et Freud.

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