6 janvier 2017

Jodorowsky’s Dune (2013) de Frank Pavich

Jodorowsky's Dune(Documentaire) L’histoire du cinéma est jalonnée de projets avortés qui n’ont jamais vu le jour mais aucun n’a atteint la réputation du Dune de Jodorowsky. Trois ans avant Star Wars, le réalisateur chilien se lance sous la houlette du jeune producteur Michel Seydoux dans la création d’un grand film basé sur le livre de Frank Herbert, réputé inadaptable. Jodorowsky veut en faire plus qu’un film : dans son esprit, ce doit être une œuvre qui ouvre l’esprit, qui change notre vision du monde. Il réunit une superbe brochette de talents : Moebius, Chris Foss, H.R. Giger, Dan O’Bannon (soit la future équipe d’Alien en 1979) pour la création, Orson Welles, David Carradine, Mick Jagger et… Salvador Dali pour l’interprétation, les groupes Pink Floyd et Magma pour la musique. Un story-board de 3 000 dessins est finalisé, enrichi de nombreuses esquisses. Ce projet-fleuve ne fut hélas accepté par aucun studio hollywoodien, les seuls à pouvoir apporter les 15 millions de dollars nécessaires au tournage (1). Quarante ans plus tard, ce documentaire de Frank Pavich nous fait mesurer ce que nous avons raté. Il a longuement interviewé Alejandro Jodorowsky qui en grand conteur nous livre un récit réellement passionnant. Il nous raconte sa vision du film, ses rencontres toutes aussi incroyables et improbables les unes que les autres, avec une multitude de détails. Les autres créateurs apparaissent aussi (à l’exception, hélas, de Moebius et Dan O’Bannon, tous deux décédés). Ce documentaire est loin d’être ennuyeux, il est captivant. C’est aussi une réflexion sur la création car ce projet avorté est finalement la rencontre d’un jeune producteur aventureux avec un créateur débridé.
Elle:
Lui : 5 étoiles

Acteurs:
Voir la fiche du film et la filmographie de Frank Pavich sur le site imdb.com.

Dune de Jodorowsky
Vaisseau-conteneur d’épice dessiné par Chris Foss

(1) 15 millions de dollars est à l’époque une somme très importante pour un film ; à titre de comparaison, Star Wars sera réalisé pour 11M. Toutefois, même actualisée (15 M de 1975 = 65 M de 2016), cette somme est loin des budgets actuels : le dernier Star Wars a coûté 200 millions. Dans les années 70, le film le plus cher est Superman (55 millions en 1978).

Remarques :
* Ce documentaire n’est sorti qu’en 2016 en France. Il est maintenant disponible en coffret DVD avec des suppléments tournés mi-2016 et un épais livret de 132 pages avec des documents intéressants qui complètent le film.

* Projets d’adaptation de Dune :
(Le livret du DVD donne beaucoup plus de détails sur ces différents projets)
1971 : Arthur P. Jacob (producteur de 4 volets de La Planète des Singes) et Robert GreenHut (futur producteur attitré de Woody Allen) prennent une option. David Lean, Charles Jarrott, Haskell Wexler sont successivement pressentis pour la réalisation. Patrick McGoohan (Le Prisonnier) serait Paul Atreides. L’écriture du scénario se révèle très délicate et l’histoire finit par être charcutée. Le projet sera finalement interrompu par le décès d’Arthur P. Jacob en 1973.
1975 : Projet très avancé et ambitieux d’Alejandro Jodorowsky qui ne trouvera pas le financement nécessaire au tournage.
1976 : Dino De Laurentiis prend une option sur les conseils de sa fille. Il demande à Frank Herbert d’écrire un scénario (pour 1 M de dollars d’après son ami Norman Spinrad) qui se révèle inutilisable.
1979 : Dino De Laurentiis achète de nouveau les droits et confie le projet à Ridley Scott qui vient de terminer Alien (avec l’équipe de Jodorowsky !) Après plusieurs versions insatisfaisantes du scénario, Ridley Scott abandonne pour aller tourner Blade Runner.
1983 : Dino De Laurentiis demande à David Lynch de reprendre le projet. Ce sera la première adaptation aboutie :
Dune (1984) par David Lynch avec Kyle MacLachlan et Max von Sydow
un grand échec commercial.
2000 : Adaptation en mini-série TV (3 x 95 mn) :
Dune (2000) par John Harrison avec William Hurt et Alec Newman,
une adaptation fidèle au roman mais qui manque d’ampleur. Suivi de Children of Dune en 2003.
2007 : Projet de Peter Berg pour la Paramount. Abandonné.
2009 : La Paramount confie le projet à Pierre Morel qui finit, lui aussi, par abandonner. Paramount ne renouvelle pas son option.
Fin 2016 : Legendary Entertainment achete les droits. Le réalisateur pourrait être Denis Villeneuve (réalisateur de Premier Contact et du futur Blade Runner 2049).
Le dormeur va-t-il se réveiller ?

Dune Jodorewsky
Le palais de l’impitoyable Baron Harkonnen dessiné par H.R. Giger. De la bouche sort une langue qui sert pour l’atterrissage d’engins volants.

Dune Jodorowsky
Esquisses de costumes par Moebius.

Dune Jodorowsky
Palais de l’Empereur Shaddam IV dessiné par Chris Foss. Grâce à sa formation d’architecte, Chris Foss l’avait conçu pour qu’il soit réellement constructible.

Dune Jodorowsky
Tracteur de convoi d’épice dessiné par Chris Foss.

15 décembre 2011

L’enfer d’Henri-Georges Clouzot (2009) de Serge Bromberg et Ruxandra Medrea

L'enfer d'Henri-Georges ClouzotCe documentaire produit par Serge Bromberg raconte le tournage difficile de L’enfer, film inachevé d’Henri-Georges Clouzot. En 1964, le réalisateur de Quai des Orfèvres obtient des moyens quasi-illimités pour réaliser un film très personnel dont il a écrit lui-même le scénario : l’histoire d’un homme marié à une femme resplendissante et qui développe une jalousie pathologique jusqu’à la névrose. Henri-Georges Clouzot désire y introduire des images nouvelles, expérimentales (1) : ce seront les visions hallucinatoires du mari, scènes imaginaires en couleurs (alors que la réalité est en noir et blanc) modifiées par des effets visuels audacieux. L'enfer d'Henri-Georges Clouzot Le lieu est unique : un hôtel au bord d’un lac encaissé et surplombé par un viaduc pour voie ferrée (2). Intelligemment, le documentaire de Serge Bromberg évite tout les aspects superficiels et se concentre sur la démarche du réalisateur, il nous plonge dans les tourments de la création : acculé par un envahissant désir de perfection, Clouzot ne pourra achever le film, le tournage étant interrompu par un accident cardiaque. Il est bien entendu impossible d’imaginer ce qu’ait pu être le film au final, on a notamment l’impression que les hallucinations du mari auraient tenu une très grande place, mais une chose est sûre, Romy Schneider y aurait été merveilleuse : L'enfer d'Henri-Georges Clouzot éblouissante, pleine de vie, elle illumine toutes les scènes où elle apparaît. Même avec les lèvres bleues (3), son sourire nous fait fondre… Le film de Serge Bromberg a le mérite de laisser une trace de ce film inachevé dont il ne restait jusqu’à présent que 185 boîtes de films soit 13 heures de rushes (la bande son est perdue).
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Romy Schneider, Serge Reggiani, Dany Carrel, Bérénice Bejo, Jacques Gamblin
Voir la fiche du film et la filmographie de Henri-Georges Clouzot sur le site IMDB.
Voir les autres films de Henri-Georges Clouzot chroniqués sur ce blog…

(1) Le documentaire n’en parle que très peu mais Henri-Georges Clouzot était à cette époque fortement critiqué par la Nouvelle Vague. Ce désir d’explorer des voies expérimentales était certainement aussi une réaction à ces critiques. Et ce besoin de faire taire ses détracteurs a probablement aiguillonné son désir de recherche de la perfection, désir qui a toujours été très fort chez Clouzot.

L'enfer d'Henri-Georges Clouzot(2) C’est le Viaduc de Garabit dans le Massif Central, environ 10 kms au sud de Saint-Flour. On peut d’ailleurs apercevoir l’hôtel depuis l’Aire de Garabit sur l’A75.
Autre vue : Vue depuis le pont (D909) où court Serge Reggiani (Google street)

(3) Les lèvres des actrices étaient bleues dans les scènes hallucinatoires pour permettre l’application d’un effet couleur sur l’image (le bleu devenant rouge, permettant ainsi de teinter le lac en rouge). Cela évoque les techniques du cinéma muet où le rouge passant très mal en noir en blanc avec les pellicules de l’époque, toutes les actrices jouaient avec un rouge à lèvres noir.

Remake :
L’Enfer de Claude Chabrol (1994)

3 juillet 2011

¡Que Viva Mexico! (1932) de Sergueï Eisenstein

¡Que viva Mexico!Lui :
Invité par la Paramount aux Etats Unis fin 1929, Eisenstein ne parvient pas à faire accepter un projet par les financiers du studio. Chaplin le met en relation avec l’écrivain Upton Sinclair qui accepte de le soutenir. Eisenstein choisit de faire un film sur le Mexique qu’il sillonne avec son chef-opérateur Edouard Tissé et son assistant Grigori Alexandrov. Hélas, le projet n’ira pas à son terme, Upton Sinclair ayant décidé de se retirer tout en conservant les parties déjà tournées. Eisenstein ayant perdu la propriété de ses rushes, ce n’est qu’en 1979 qu’Alexandrov réalisera une version « la plus proche possible de ce que voulait Eisenstein ». Ainsi monté, ¡Que Viva México! apparaît comme un mélange subtil de fiction et de documentaire qui replace le Mexique d’aujourd’hui dans la force de son Histoire. On peut supposer que les parties rituelles, un peu longues, auraient certainement été montées plus courtes si le film avait été complètement tourné. Ces parties opposent la vie et la mort, mort qui revient sous différentes formes dans les rites et les coutumes. Les images sont superbes. Mais c’est l’épisode « Maguey » qui est le plus remarquable, une histoire assez simple mais remarquablement mis en images. Il y a, dans cet épisode, une puissance et une force qui évoquent les plus grands films d’Eisenstein. Il ne fait nul doute que ¡Que Viva México! aurait été un très grand film s’il avait été achevé et monté par Eisenstein.
Note : 4 étoiles

Acteurs: Martín Hernández, Félix Balderas
Voir la fiche du film et la filmographie de Sergueï Eisenstein sur le site IMDB.
Voir les autres films de Sergueï Eisenstein chroniqués sur ce blog…

Remarques :
Montage d’Alexandrov de 1979 en 4 parties :
Prologue : relie le Mexique d’aujourd’hui à son histoire, notamment la civilisation Maya. Eisenstein met en parallèle les têtes sculptées de divinités et des visages de mexicains vivants.
1. Sanduga : montre les rites actuels du mariage à Tehuantepec.
2. Fiesta : rites de célébration de la Vierge de Guadalupe suivi d’une corrida. Etude de la transcription du christianisme au Mexique.
3. Maguey : met en scène une histoire tragique se déroulant dans une hacienda sous la dictature de Porfirio Díaz. Le maitre des lieux viole et séquestre la fiancée d’un jeune péon qui organise sa vengeance.
4. Soldadera (non tourné) devait mettre en scène le soulèvement de 1910, prélude à la Révolution mexicaine, avec une mise en avant des femmes et plus généralement du peuple, tentant ainsi de faire un rapprochement avec la Révolution soviétique.
* Epilogue : montre la célébration du Jour des morts, légèrement satirique.

Utilisation des rushes de ¡Que Viva México! :
Thunder over Mexico (1933, 72 mn) montage produit par les américains Sol Lesser et Upton Sinclair, il s’agit essentiellement de l’épisode Maguey.
Kermesse funèbre (1933, 20 mn) montage produit par l’américain Sol Lesser, il s’agit des autres parties, montées comme un documentaire avec un commentaire.
Time in the sun (1939, 55 mn) montage respectueux fait par Marie Seton, journaliste britannique qui a rencontré Eisenstein et écrit sur lui.
Eisenstein’s mexican project (1954, 320mn) montage par Jay Leyda, ancien élève d’Eisenstein : mise bout à bout des rushes.
¡Que Viva México! (1979, 90 mn) montage fait par Grigori Alexandrov.

Pour en savoir plus :
– un bonne analyse sur Kinoglaz.fr,
– un article de Chris Meir (en anglais) replaçant le film dans sa dimension ethnographique faisant un rapprochement avec le Tabu de Murnau,
– et aussi un (long) article de Gabrielle Murray (en anglais) sur le symbolisme du film et l’utilisation des icones.