19 janvier 2018

Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick

Eyes Wide ShutBill Hartford est un médecin aisé de la haute-société newyorkaise. Avec sa femme Alice, ils se rendent à la fastueuse réception d’un de ses clients. Il n’y connaît personne mais s’aperçoit que le pianiste est un ancien camarade de la faculté de médecine…
Basé sur une nouvelle du viennois Arthur Schnitzler, Traumnovelle (Rien qu’un rêve), datant de 1926 et qu’il suit très fidèlement, Eyes Wide Shut est l’ultime réalisation de Stanley Kubrick qui a hélas trouvé la mort peu après l’avoir achevé. C’est peut-être l’un des ses films les plus sous-estimés, le plus mal compris, assurément. Il a été boudé à sa sortie par les critiques qui attendaient « le film le plus sexy jamais réalisé » et qui furent déconcerté par ce film complexe sur le désir, l’attirance, la place de la sexualité mais aussi sur le couple, la fidélité, la tromperie et même la vérité. Kubrick a depuis longtemps admiré Schnitzler pour sa capacité à appréhender et à comprendre l’âme humaine et il parvient parfaitement à le mettre en images. Kubrick a pris son temps à la fois pour préparer le film et pour le tourner. Il prend aussi son temps pour dérouler cette histoire, une certaine placidité qui donne une grande profondeur à l’ensemble. Le film est aussi d’une grande beauté formelle, la perfection se nichant jusque dans les moindres détails. Eyes Wide Shut est certainement la plus belle interprétation de Tom Cruise et aussi de Nicole Kidman qui étaient alors mari et femme (Kubrick voulait absolument un couple d’acteurs). C’est un film dont on découvre la richesse à chaque nouvelle vision.
Elle: 5 étoiles
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Tom Cruise, Nicole Kidman, Sydney Pollack, Todd Field
Voir la fiche du film et la filmographie de Stanley Kubrick sur le site IMDB.

Voir les autres films de Stanley Kubrick chroniqués sur ce blog…

Voir les livres sur Stanley Kubrick

Eyes Wide Shut
Tom Cruise et Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Eyes Wide Shut
Aucun projecteur classique n’a été utilisé dans la scène du bal de Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Remarques :
* Eyes Wide Shut a été tourné par Kubrick en format 4:3.
* Une fois le film terminé, Kubrick a déclaré qu’il considérait Eyes Wide Shut comme sa plus belle réalisation.
* La nouvelle d’Arthur Schnitzler, Traumnovelle, avait déjà inspiré le film La Ronde de Max Ophüls en 1950.
* Michel Chion replace très justement Eyes Wide Shut dans la lignée des « comédies du remariage » (comédies screwballs) des années trente. On pourrait dire que c’en est une variante philosophique…
* Seulement quelques plans sans acteur ont été tournés à New York, les rues de la Big Apple ont été reconstitués en studio. Dans quelques plans, Tom Cruise marche sur un tapis roulant.
* Kubrick a utilisé un type très spécial de pellicule Kodak (qui n’était plus fabriqué) dont il fait prolonger les temps de développement : cela lui permet de tourner en basse lumière.
* Caméo : Kubrick apparaît dans la scène du cabaret où joue le pianiste : il est l’un des clients à l’arrière-plan (visible lorsque le serveur apporte la commande).
* Pour éviter d’être classé X, des caches ont été rajoutés aux Etats-Unis dans les scènes d’orgie sous la forme de quelques personnages vus de dos qui masquent « l’action ». Le contrat signé par Kubrick permettait à la Warner de faire cela : il portait sur un film classé R (restricted = interdit aux moins de 17 ans non accompagnés) mais pas X (interdiction totale aux mineurs).

Eyes Wide Shut

Eyes Wide Shut
Tom Cruise dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

A propos de l’adaptation :
Le scénario du film est très proche de la nouvelle d’Arthur Schnitzler. En fait, seul le personnage de Ziegler (Sydney Pollack) a été ajouté ainsi que la scène du bal au début du film (dans la nouvelle, le bal n’est qu’évoqué par la femme, plus tard). Même, les dialogues sont souvent ceux écrits par le viennois en 1925. La scène de l’orgie reprend le décorum et les habillements décrits dans la nouvelle, ce qui explique son décalage apparent avec notre monde actuel. Certaines scènes ont été tournées mais écartées au montage (notamment une scène heureuse du couple canotant sur un lac, certaines photos de tournage la montrent). L’empreinte de Freud était déjà très présente dans la nouvelle et Kubrick l’a encore renforcée.

Eyes Wide Shut
Tom Cruise dans un superbe plan de  Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Eyes Wide Shot
Sydney Pollack et Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

Eyes Wide Shut
Tom Cruise et Nicole Kidman dans Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick.

16 réflexions sur « Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick »

  1. Vous avez entierement raison, le chant du cygne de Kubrick est un des ses plus beaux films. Un de ses plus deroutants aussi. Car on ne sait pas trop ce qui releve du reve ou de la realite. C’est d’autant plus troublant quand on connait bien la ville de New York. J’y ai vu le film quand j’y habitais et bien que la reconstitution du Village soit impeccable, il ne manque rien dans le decor, je vous assure, toute la salle ne pouvait que reconnaitre la partie de Bleecker St entre la 6e et la 7e, source d’inspiration evidente pour le chef decorateur. Or, c’est un New York de reve car les spectateurs dans la salle ressentaient manifestement le leger decalage entre la vraie rue et celle vue sur l’ecran. Cela renforce nettement l’aspect reverie du film, un peu comme si on etait dans une quatrieme dimension. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

    Et puis, le dernier mot de dialogue que l’on entend dans un film de Kubrick est inoubliable de par sa sobriete. Et c’est Nicole Kidman qui le prononce.

    Une derniere chose et sans vouloir pretendre que la votre est mauvaise, la meilleure critique du film que j’ai eu l’occasion de lire est celle parue dans « Les Cahiers du Cinema » quand il est sorti en France. J’ai oublie le nom du critique qui l’a faite mais une chose est sure, il avait tout compris au film. J’ai toujours pense que le film serait mieux apprecie par des personnes de plus de 40 ans que par des adolescents et des jeunes adultes qui sont moins a meme de comprendre tout ce que le film contient car il est d’une richesse inouie.

  2. Merci pour cet intéressant commentaire. Il est vrai qu’en matière de reconstitution, Kubrick donne toujours dans la perfection, jusque dans les moindres détails. Et la sensation de rêve éveillé est effectivement assez nette dans les scènes de rue en studio.

    Le film est effectivement riche et je ne suis pas certain qu’il n’y ait qu’une seule interprétation possible. Par exemple, Jean Douchet (serait-ce lui qui a écrit la critique parue dans les Cahiers que vous citez ? Je ne pense pas…) propose une interprétation où le héros découvre qu’il est en fait un pion dans le jeu d’une sorte de dieu cruel ou de puissants cyniques et rentre au final « dans le rang ». Personnellement, je ne suis pas d’accord avec cette vision somme toute assez pessimiste. Je vois plus tout cela comme un cheminement du héros vers une meilleure connaissance de lui-même, une sorte de réappropriation de son corps et de son inconscient : il fait une thérapie sans psychanalyste. En ce sens, je me sens plus proche de l’interprétation qu’en fait Michel Chion.

    Kubrick a précédemment montré moult fois son attirance pour les théories freudiennes et elles sont ici présentes plus que jamais : sexualité et rêve sont au centre du propos. Le scénario est étonnamment proche de la nouvelle d’Arthur Schnitzler qui était très influencé par son compatriote et contemporain Freud. L’orgie a t-elle vraiment eu lieu ? Rien ne me paraît moins sûr… N’a t-elle pas plutôt été rêvée/fantasmée par Bill ? Oui, certainement.

  3. Un film qui m’avait emballé à sa sortie-ciné, malgré des critiques globalement pas vraiment élogieuses (genre « film porno-soft bas de gamme »… une espèces de « 50 nuances de grey » avant l’heure, finalement).
    Contant de m’apercevoir que je ne suis pas le seul à avoir apprécié
    Il faudrait que je le revoie.

  4. Oui, c’est un film qu’il faut revoir… Je suis souvent étonné, quand je revois des films, de constater à quel point ma façon de les percevoir a évolué. C’est très net pour Eyes Wide Shut : c’est un film que j’avais (nous avions) aimé à sa sortie mais pas pour les mêmes raisons.

    Je l’avais vu à l’époque comme une variation sur l’exploration des limites (que le héros prend bien garde de dépasser toutefois)… et je m’extasiais face aux prouesses techniques (la scène de bal où Kubrick s’affranchit de la règle des 180°, tournée à la steadycam sans projecteurs (=liberté totale de mouvements)) ou encore sur le caractère hypnotique la scène d’ouverture de l’orgie avec ses sons retournés, ou encore sur l’utilisation de la couleur dans les éclairages… (la liste est longue!)

    Aujourd’hui, tout ceci me parait certes toujours présent mais plus secondaire face à la richesse du propos et au caractère très freudien de l’ensemble : Bill ne cherche pas tant à explorer les limites, il se fait une véritable auto-thérapie dont il sortira (ils sortiront) certainement transformé(s).

    On est loin du « porno-soft » que les critiques de l’époque attendaient (la faute incombant sans doute à la Warner). Eyes Wide Shut est un film complexe sans l’être vraiment : il faut juste dépasser le niveau toujours superficiel des apparences. C’est l’avantage de revoir les films : certains aspects qui occupent trop de place à la première vision prennent une importance plus relative et on peut alors aller commencer à explorer les profondeurs… 😉

  5. Ayant jete par megarde mon exemplaire des « Cahiers » lors d’un demenagement, je ne suis plus en mesure de vous donner le nom du critique. Mais ce n’etait pas Jean Douchet, j’en suis certain. Il avait un nom anglais ou americain, je ne sais pas. Ce qui m’avait etonne a l’epoque car je ne l’avais jamais remarque jusqu’a present dans les pages de la revue.

    J’ai vu le film tel que censure par la Warner et ayant eu ensuite l’occasion de le revoir dans l’edition DVD, non censuree cette fois, je me suis rendu compte que le propos du film n’etait pas du tout pour les femmes nues que nous voyons en abondance sur l’ecran (toutes tres belles au demeurant). Il ne faut pas oublier qu’un film est un spectacle et qu’il faut remplir l’ecran de choses et d’autres afin d’offrir quelque chose de valable et de consistant pour le spectateur. Or, Kubrick, homme de spectacle, savait tres bien que cela plairait aux spectateurs, ces elements decoratifs sont utiles, mais pas indispensables en definitive. Ce qui prouve que les censeurs et ceux qui n’ont retenu que ca du film n’ont rien compris. En fait, j’ai ete plus trouble par la scene d’ouverture ou on voit Nicole Kidman, assise sur le siege des toilettes, s’essuiyer apres avoir fait ses besoins alors que son mari se reajuste dans le miroir. La camera de Kubrick nous revele une scene d’une rare intimite, ce que les stars font dans la vraie vie. Comme tout le monde, en fait.

  6. FUCK!
    Je vous rejoins tous : EYES WID SHUT qu’on peut traduire littéralement par LES YEUX GRAND FERMES qui conviendrait très bien est un film passionnant dont une simple chronique ne saurait faire le tour, car sous sa fausse apparence primaire et sa facture luxueuse, ce mauvais rêve apparait comme un film codé recélant en lui un mystère bien caché, tout nous incite à cette sensation sans pouvoir le définir ni le déchiffrer clairement. 400 jours de tournage et un montage sans cesse repris débouchant sur une attaque cardiaque du cinéaste ne peuvent se résumer au simple constat d’interrogation d’un couple sur sa fidélité au bout de  » 7 ans de réflexion » qui avaient si bien réussis à Billy Wilder avant ce « fuck » final.
    Le couple en question, dit « couple au miroir » comme on l’intitulerait d’une toile de maître, est un couple marié à la ville, jeune, célèbre, beau, friqué, glamour incarnant un couple marié à l’écran (Bill et Alice). D’entrée de jeu la célèbre scène d’ouverture nous plonge dans l’intimité de ce duo en apparence glamour mais qui à défaut de ne plus se séduire ni se désirer, nous séduit nous spectateurs voyeurs que nous sommes. Leur grand appartement luxueux empli de tableaux et d’objets à Manhattan (il n’est que médecin généraliste) et leur fréquentation de soirées huppées privées encore plus luxueuses, au son d’une valse qui nous tourbillonne de Vienne 1900 à New-York 1999, nous met une puce à l’oreille. On remarque tout de suite que Nicole/Alice au miroir porte des lunettes qu’elle enlève pour ne plus y voir et que lui (qui n’en porte pas) ne trouve plus ses affaires dont il ne sait plus où il les met.
    La bande annonce de ce couple au miroir – qui dans la vraie vie allait bientôt se séparer – a longtemps circulé avant la sortie du film jetant de fausses pistes sur le film en montrant les deux protagonistes nus, de dos, s’offrant à la réflexion d’un miroir, ce qui sera repris sur l’affiche, Alice plongeant ses yeux dans les siens – et les nôtres – sur une musique rock de Chris Isaac. C »est carrément une scène fantasmée, un leurre pour voyeurs, que l’on trouve insérée dans le film à un moment mais qui pourrait se placer tout aussi bien à un autre et revenir en boucle.
    Ils n’ont pas d’amant(s) et de maitresse’s) mais des fantasmes qui se révèlent plus ou moins et des confessions. Tout le reste, la longue nuit d’errance de Tom/Bill ébranlé s’apparente à un mauvais rêve éveillé qui part de cette soirée, les yeux et oreilles grands ouverts
    Tous les personnages féminins (victimes) apparaissent exploités par les hommes et la société (secrète). Les figures du rouge, du cercle, du triangle, de la pyramide, de la colonne, du masque se répètent comme des symboles sectaires (maçonniques).
    Effectivement le fait que même les scènes d’extérieurs des rues de NYC soient filmées magnifiquement en studio londonien ajoutent à ce décalage de perception, presque de confusion mentale, le jeu intense sur les couleurs s’ouvre sur une palette psychanalytique, le grain de peau des acteurs est palpable de netteté numérique, la musique contrastée et prégnante envahi la lumière de l’image, tout cela avec grande maestria, ce que l’on sait mais qui parvient encore à nous surprendre de la part de Kubrick
    Au final la confession d’un masque, celle et celui de Tom/Bill, ne nous en révèlera pas plus, le mystère restant prégnant
    Alors, Fuck!

  7. J’ai la memoire qui flanche, je ne me souviens vraiment plus du tout du nom de critique des « Cahiers ».

    A Garnier, je ne savais pas que la scene d’ouverture etait si celebre que cela.

  8. C’est amusant de lire les différents commentaires et de constater comment chacun perçoit ce film: psychanalyse freudienne du couple, détails façon 7ème art, people, ressenti cinéphile…
    Personne ne voit cet « l’oeil » silencieux qui perçoit tout tel un miroir et pousse même les protagonistes au « mal » par le sexe, l’argent, le vice du pouvoir et du matérialisme?
    Personne n’évoque le tantra et autres voluptés hindous pratiquées lors de mondanité d’une « aristocratie » aussi ancienne que le dieu Molock ou le dieu Shiva. Personne ne perçoit que cet oeil évoqué dans le titre lui-même « eyes wide shut » est celui invoqué lors de la cérémonie dédiée et que l’encens et les voluptés permettent de communiquer avec l’au delà grâce au plaisir de la jouissance (7ème ciel).
    Les sapins de Noêl (dont on sait qu’il s’agit en finalité d’une fête dite païenne dédiée au soleil lors du solstice d’hiver) ne sont là que pour créer un monde illusoire et détourner le regard de ce peuple « émerveillé » par tant d’étincellement d' »arc en ciel » masquant la triste réalité.
    Celle d’un plan échafaudé par les puissants de ce monde afin de garder sereine et ferme leur puissance d’héritage et de la dédiée tout comme Rome ou l’Egypte ou la Grèce ancienne jusqu’au sumérien, à la déesse porteuse de lumière.
    Stanley Kubrick met en exergue cet asservissement ce monde!
    Il met en scène une poignée d’élus qui vénère leur déesse en lui offrant la vie (réincarnation par l’encens et le masque/sacrifice), jouissance (luxure, mondanité) et richesse afin d’assoir son pouvoir et son contrôle en ce monde.
    Il faut surtout que ce peuple garde « les yeux bien fermés » si il veut continuer à rêver sa vie comme on marche sur un arc en ciel plutôt que de les ouvrir et de risquer de basculer. L’oeil guette en secret celle et ceux qui seraient tentés de les ouvrir nous dit Kubrick (dénonciation/menace)… Plus qu’un film!

  9. Vous êtes tout à fait libre de faire une telle lecture de ce film mais rien dans les déclarations de Kubrick, ni des personnes qui l’ont assisté dans la réalisation, ne permet d’aller dans ce sens.
    A moins que Kubrick ne fasse, lui aussi, partie du complot ourdi pour nous asservir… 😉

  10. Saurez-vous me dire qui parlait de « la culpabilité comme sujet des meilleurs films au cinéma » ? La scène du billard est incroyable de tension. Plus que n’importe quel scène de suspens, c’est toujours celle-ci que j’ai envie de revoir. Longue, cadrée et montée au cordeau, servie par une direction d’acteur sans ménagement c’est le point d’orgue du film, le basculement ou Bill se voit reprocher ses actions, surpris par le summum symbolique de sa vie luxuriante ; son richissime client, convoiteux de belles femme. Dans cette longueur de la scène, son étalement, c’est tout l’enjeu du cinéma dramatique qui tient lieu en quelques plans, américains, larges, serrés, dans une mise en scène plus symbolique que narrative.

  11. Quand on parle de culpabilité, on pense tout de suite à Fritz Lang… Oui, la culpabilité est un bon sujet… après tout, elle fait partie de ces notions qui qualifient l’humain.

    La scène de la salle de billard est effectivement très forte. Trois semaines de tournage, 200 prises pour 13 minutes au final…
    Cette scène a été introduite par Kubrick (le personnage de Ziegler n’était qu’évoqué dans le livre). Elle lui permet de renforcer le doute : que s’est-il réellement passé ? Où est la frontière entre le rêve/subconscient et la réalité ? Si la scène de l’orgie est un rêve (ce que je pense personnellement), alors la scène du billard est, elle aussi, rêvée…

    Pollack étant lui-même un réalisateur (et pas n’importe lequel), il a tenté d’influer sur le tournage de la scène ce qui a entraîné de longues discussions. Kubrick s’en est sorti en lui faisant jouer de différentes façons pour ne garder finalement que sa vision.

  12. Deux scènes me fascinent le plus, celles dans la cuisine de l’appartement des prostituées. Plus je les regarde et plus je me persuade que Kubrick a demandé à Tom Cruise d’improviser et que lui n’a pas aimé ça du tout. Dans la première, quand Bill engage les « négociations » avec Domino, il a l’air nerveux (le personnage a de quoi l’être, il est en passe de tromper sa femme pour la première fois). Tom l’acteur à l’air nerveux aussi au-delà du rôle, je le vois comme n’aimant pas le décor et ce qu’il représente des petites misères humaines, ni la situation, ni d’improviser. Mais il coopère et comme c’est court il s’en sort bien.
    Dans la première partie de la scène du retour dans l’appartement, je suis convaincu qu’il est encore une fois laissé sans direction d’acteur : « Improvise Tom s’il te plait. On fait de l’art, sort de ton avion de chasse ». Et là, Top Gun part en vrille.
    J’imagine que, chronologiquement, le retour à l’appartement a été tourné postérieurement à la scène avec Domino. Tom connait la musique, le manteau et les gants qu’il n’osait pas quitter la première fois sont vite retirés et posés sur un rebord en toute décontraction comme à la maison. La coloc de Domino est jolie, entamons les débats après tout je suis un beau gosse hollywoodien professionnel. Par contre côté improvisation des dialogues, à part sa première question pour lancer la scène, il fait le service minimum et se contente de répéter tout ce que dit l’actrice. Parfois le jeu décontracté laisse échapper des sourires un peu forcé, l’air de dire: « Stan ! Où tu veux en venir ? »‘ Il m’avait semblé l’époque avoir une version du film dans laquelle il fait une erreur de jeu de débutant gardée au montage en regardant l’objectif très brièvement avec l’air furieux. Si quelqu’un me lit il pourra peut-être le confirmer ou dédire, je ne retrouve pas ce passage.
    Elle par contre a eu des consignes, elle doit le chauffer un peu au début pour lui faire croire que contrairement avec Domino, ce coup-ci il va consommer. Ça reste un film mais ça peut être plaisant. Ça va changer Tom des bisous d’amour des blockbusters et après tout Nicole a passé des heures à poil dans les bras d’un étranger qui ne s’est pas fait prier. Ils commencent à flirter gentiment mais elle doit l’amener à l’intrigue, à savoir révéler au docteur Bill que Domino venait d’apprendre sa séropositivité, elle arrête le jeu amoureux d’un coup. Un gros grattage du menton bien frustré plus tard, il s’assoit, répète tout ce qu’il entend et le sourire n’a jamais été aussi crispé, les doigts pianotent : » Qu’est-ce que je fous là bordel, il commence à me les briser le gros avec son art. » Arrive la révélation et là c’est la décomposition totale, il n’y a plus de docteur Bill qui aurait pu se lancer sur le ton de : » Hé ! Je suis docteur, je peux l’aider. » Rien d’autre que le doigt qui tapote dans une sorte de réflexe d’agonie « Séropositive ? On est passé dans un docu social ? » jusqu’à la délivrance. Nouveau cadre, remaquillage, instructions et dialogues écrits…l’exercice, le supplice, est terminé.
    Je l’aime bien Tom, ses films en tout cas, sa scientologie moins sans doute. Je suis fier de lui pour s’être mis en danger dans un tel film. Leurs carrières, à lui et Nicole, ont été mises en danger. Stanley me fait l’effet d’avoir embarqué le couple dans l’expérience de son petit théâtre personnel sans vraiment les prévenir, il a joué à l’apprenti sorcier en pensant maîtriser comme il maîtrise la lumière perçue par ses objectifs mais c’est devenu hors de contrôle. Tom et Nicole se sont laissés envoûtés, persuadés que c’était ce dont ils avaient besoin, qu’en jouant à l’adultère ils verraient plus clair dans leurs problèmes. L’orgie pour moi, c’est ce que Kubrick le lubrique aurait aimé connaître, c’est aussi la récompense de Tom : « La voilà ta scène de culte mon garçon. T’en fais pas pour ton public et ta réputation, grâce à mon nom tu t’en tires sain et sauf. » Je pense aussi que Stanley (mon idole avec Terry Gilliam) croyait être bienveillant malgré l’effet qu’il me fait d’un égoïsme sidérant, comme si il avait eu envie de leur dire qu’en fin de compte ils n’avaient tous que des problèmes de stars, la notoriété. Le commun des mortels s’imagine leur monde conspirateur rempli de fornications esthétiques et guignolesques alors qu’ils se nettoient le derrière au toilette comme tout le monde. Par contre, si c’est le cas, même si le film me plait beaucoup, même si le message me paraît juste et authentique, je ne m’empêche pas de croire que la thérapie a complètement échoué. Personne n’en est sorti indemne en réalité.

  13. Oui, on peut imaginer que cela se soit passé ainsi… 😉

    En revanche, je ne trouve pas que cela représentait un grand risque pour Tom Cruise. Il était déjà une super star et le fait de tourner pour Kubrick ne pouvait qu’apporter une dimension supplémentaire à l’acteur et une respectabilité que ne peuvent donner les films commerciaux classiques. Et si le film avait été raté, on aurait blamé Kubrick pas lui.

  14. Très bon choix de screenshot, en réalité, chaque scène est magnifique esthétiquement. Ce qui fait la richesse de ce film c’est la structure hypnotique en forme de miroir, cette sensation du milieu chemin entre rêves, fantasmes et réalité outre sa beauté. Mais surtout la profondeur de son commentaire social. Le film montre derrières les apparences comment tout est monnayable, à tel point que les humains ne sont qu’objets prostitués : bill hardford découvre qu’il ne fait pas exception alors qu’il s’imaginait dans les hautes spheres.

    Ceci dit je pense que le final cut n’aurait pas tout à fait été le même

  15. PS : c’était un risque pour cruise, car il doit jouer un personnage absolument passif et ballotté, dominé socialement, ce qui pouvait casser son image. D’ailleurs c’est ce qui rend son interprétation intéressante du reste : bill hardford semble etre une version de Tom Cruise frustrée ou ratée.

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