Alléluia ! Après des années d’attente, le chef d’œuvre muet d’Abel Gance, Napoléon, est enfin disponible dans une version digne de ce nom. L’historien Kevin Brownlow s’est attaché sa vie durant à ressusciter ce film mythique, visible ici dans une version de 5h30. Le résultat est à la hauteur des attentes : le spectacle est grandiose !
Ce qui frappe en premier, c’est la modernité et le dynamisme de l’ensemble. Aucun cinéaste, y compris dans l’Avant-garde des années vingt, n’a été aussi loin dans l’inventivité qu’Abel Gance. Cela passe en premier par les mouvements de caméra. Abel Gance veut libérer la caméra de son trépied : il invente une cuirasse pour accrocher la caméra (ancêtre de la steadycam), il fabrique une caméra sous-marine, attache la caméra sur tout ce qui bouge, la suspend à des câbles, l’accroche à un pendulier géant, lui attache des têtes gyroscopiques pour accomplir des mouvements complexes. C’est stupéfiant. Mais le dynamisme vient aussi de l’importante figuration, particulièrement crédible et toujours en mouvement. Tous les récits rapportent qu’Abel Gance avait un charisme et un talent pour mener une foule de figurants, y compris lorsque les conditions étaient difficiles (la prise de Toulon a nécessité quarante jours de tournage sous une pluie battante). Tous semblent pris d’une grande ferveur dans un large mouvement collectif. Et cette ferveur est contagieuse.
Mais le plus spectaculaire est bien entendu le fameux triptyque : trente minutes avant la fin, l’image s’élargit et couvre trois écrans juxtaposés pour un final d’un lyrisme inégalé. L’image finale en bleu, blanc et rouge est d’une puissance indescriptible. Sur le fond, Abel Gance insiste sur la grandeur de Napoléon, ses capacités presque surnaturelles de meneur d’hommes. Il arrange la réalité historique pour renforcer la légende. Gance paraît moins à son aise lorsqu’il s’agit d’évoquer des sentiments personnels : les scènes où Napoléon fait la cour à Joséphine sont les plus faibles. L’interprétation est puissante, d’une grande présence. La musique symphonique de Carl Davis est absolument superbe, une merveille : elle colle à l’image avec une justesse étonnante et vient appuyer avec panache les envolées lyriques.
Six mois après la sortie de Napoléon, l’arrivée du parlant balaya tout sur son passage et toute l’inventivité et la créativité d’Abel Gance tombèrent aux oubliettes. Et bizarrement, après avoir créé trois immenses films muets (J’accuse, La Roue et Napoléon), Abel Gance ne tournera plus que des films plus communs. Ce Napoléon est en tous cas vraiment enthousiasmant, d’un lyrisme époustouflant. Assurément, c’est l’un des plus grands films de tous les temps. (film muet)
Elle: –
Lui :
Acteurs: Albert Dieudonné, Edmond Van Daële, Alexandre Koubitzky, Antonin Artaud, Abel Gance, Gina Manès, Annabella
Voir la fiche du film et la filmographie de Abel Gance sur le site IMDB.
Voir les autres films de Abel Gance chroniqués sur ce blog…
Lire aussi le billet sur le blog de la traductrice des livres de Kevin Brownlow…
Voir les livres sur le film Napoleon d’Abel Gance…
Voir les livres sur Abel Gance…
Albert Dieudonné dans Napoléon de Abel Gance.
Remarques :
* Le coffret DVD est édité par BFI (British Film Institute). Les droits sur le film et sur sa musique sont assez disputés entre BFI (musique Carl Davis), Francis Ford Coppola (musique de Carmine Coppola, son père) et la Cinémathèque Française (musique de Marius Constant). On ne le trouve guère en France. Il faut donc le commander directement sur le site internet de BFI ou sur un site de vente anglais comme Amazon UK. A noter que les intertitres sont bien entendu en anglais et n’ont pas de sous-titres. Les suppléments non plus.
* Ce coffret DVD est sorti fin décembre 2016. Les DVD disponibles avant cette date étaient au mieux la version américaine de Coppola de 220 minutes ou autres versions incomplètes, au pire un assemblage de différentes versions.
* La Cinémathèque Française promet sa propre version pour 2018. Lire un article à ce sujet sur le site de la Cinémathèque, article qui liste bien les différentes versions et promet une version avec de nouveaux éléments. A noter que la musique de Marius Constant n’a pas reçu de très bons échos (voir un exemple avec dans les commentaires la réaction du chef d’orchestre) ; cette partition est basée en partie sur l’originale d’Arthur Honegger. Faire mieux que Carl Davis paraît en tous cas bien difficile mais comme le dit Napoléon, « impossible n’est pas français! » (1)
Le triptyque est utilisé par Abel Gance soit pour créer une image très large offrant ici une vue sur ses 3000 figurants…
… soit pour placer trois images différentes.
* Ce Napoléon d’Abel Gance était prévu pour être le premier d’une série de six films sur Napoléon. Il couvre la période de sa jeunesse et de la Révolution française jusqu’au début de la Campagne d’Italie en 1796.
* Napoléon apparaît dans près d’un millier de films (cinéma et télévision). C’est le personnage le plus traité, deux fois plus que Jésus Christ. L’historien Hervé Dumont analyse ce phénomène dans un livre : Napoléon, l’épopée en 1000 films.
Le ténor russe Alexandre Koubitzky fait un Danton très imposant dans Napoléon de Abel Gance.
Edmond Van Daële est un inquiétant Robespierre dont la seule vision fait froid dans le dos dans Napoléon de Abel Gance.
On ne pourra accuser Abel Gance de s’être réservé le meilleur rôle puisqu’il interprète le sinistre Saint-Just dans son Napoléon.
* Abel Gance fera une version sonore en 1935 sous le titre Napoléon Bonaparte. Ce n’est pas toutefois une sonorisation du film de 1927 : la structure narrative est totalement différente, de nombreuses nouvelles scènes sont tournées. Cette version de 1935 servira de base au Bonaparte et la Révolution produit par Claude Lelouch en 1971.
La caméra Debrie sur cette photo est motorisée. Elle est placée sur une luge qui va dévaler une pente (scène de la bataille de boules de neige). (De g. à d.) Simon Feldman (directeur technique qui veille sur les batteries de la caméra), Jules Kruger (directeur de la photo), Alexander Volkoff (assistant-réalisateur), Abel Gance (lunettes de soleil) et un assistant. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.
Cette photo montre le harnais/cuirasse porté par Jules Kruger. Un cable relie la caméra Debrie motorisée aux lourdes batteries situées plus ou moins loin en arrière, ce cable pouvant être très long. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.
Le directeur technique Simon Feldman (à droite) contrôle l’installation périlleuse d’une caméra sur un cheval pour la séquence corse, des mécanismes complexes servant à la stabiliser (un peu). Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.
Pour le triptyque de la Campagne d’Italie, trois caméras Debrie motorisées (motorisation synchronisée) étaient montées sur le même trépied. Parallèlement, les images étaient également tournées en couleurs pour un effet 3D (visible avec des lunettes spéciales). Abel Gance a trouvé l’effet saisissant mais a préféré ne pas retenir les images de ces essais de peur que cela distraie les spectateurs du contenu. Photo de tournage de Napoléon de Abel Gance.
Pour cette difficile image de la maison natale de Napoléon (en réalité cette ruelle d’Ajaccio fait à peine 3 mètres de large, le recul est très limité), Abel Gance et son directeur de la photographie Jules Kruger ont inventé un objectif grand angle 14mm, le Brachyscope. « C’est comme un télescope que l’on prendrait par le mauvais bout » expliquait Gance. On remarque la déformation des lignes sur les bords (« effet de barillet ») caractéristique des grands angles. Marcel L’Herbier utilisera cette invention pour certaines scènes de L’Argent.
(1) A ce sujet, dans les suppléments du DVD, Carl Davis raconte dans son long interview une anecdote amusante : lors des projections-concerts à Londres, lorsque Napoléon dit « Impossible n’est pas français! », le public ricanait et riait… En revanche, lors d’une projection-concert à Paris, quelle ne fut pas sa surprise de voir que la réplique était accueillie par une ovation du public !
Et comment se passe le passage en 3 écrans avec un DVD ?
Pour passer le triptyque, il y a un zoom arrière et donc deux grosses bandes noires en haut et en bas car cela fait du format 4:1 (3 fois 1.33:1) ! Après, on peut adapter l’image selon son diffuseur. Je suppose que sur une télévision, il faut mieux passer en mode zoomé 16:9 par exemple. Personnellement, j’ai modifié le réglage de mon projecteur et les images ont débordé sur les murs !!
Le coffret DVD donne une autre possibilité mais pas facile à mettre une œuvre. Chacun des 3 écrans est sur un DVD séparé dans les bonus : donc il faudrait 3 lecteurs (facile…), trois projecteurs (ouille !), trois écrans (faisable, des draps suffisent) et il faudrait bien démarrer les lecteurs en même temps. Ceci dit avec trois ordinateurs, on peut aussi reconstituer le triptyque (à condition d’avoir un écran 4/3… hum).
Sur le blu ray il y a une version avec les trois écrans, puis les trois séparés sur les trois disques ( il existe aussi un autre montage de la séquence finale pour écran 4/3 unique ).
Je pense qu’avec un ordinateur on peut prendre les trois extraits et les remonter dans un fichier 4K, afin de ne pas trop perdre en définition.
Oui, c’est donc pareil que dans le coffret non Blu-Ray… Les deux coffrets ont apparemment un contenu rigoureusement identique, seuls les changements de disques doivent être différents puisqu’il n’y a que 3 disques dans le coffret Blu-Ray (du fait du meilleur algorithme de compactage).
Oui, c’est vrai que l’on pourrait remonter soi-même les trois extraits séparés dans un fichier 4K : l’image proprement dite (hors bandes noires) sera toujours en 1080p mais en format 4:1 cela améliorera la résolution du triptyque… Reste à savoir si cela se verra (d’autant plus qu’il y aurait des interpolations à faire)…
A noter que, apparemment, la version Blu-Ray est épuisée et BFI prépare une nouvelle version du coffret avec l’interview de Carl Davis écourtée (c’est vrai qu’il est long… 45’… j’avoue avoir sauté quelques passages 🙂
Vous dites « La Cinémathèque Française promet sa propre version pour 2018 »
Est-elle sortie ?
Non, la version Cinémathèque Française n’est pas sortie.
Il me semble que la date de fin 2020 avait été annoncée mais, hum, sans être médisant (ce n’est pas mon genre… 😉 ), je tablerais plutôt sur fin 2025…
Une deuxième séquence restaurée d’une dizaine de minutes a été présentée très récemment (début juillet 2019) mais je n’en sais pas plus sur l’avancement du projet.
UN SACRE
Je viens justement d’assister à une projection du « dernier » Napoléon vu par Abel Gance de 1927 présenté actuellement dans sa reconstruction/restauration/remise en musiques (que des classiques comme chez Kubrick) après toutes ces années de travail. Ce sera probablement la version définitive dite « grande version » de 7 heures avec une pause d’une heure au centre entre les deux grands blocs (et ça s’arrête au début de la campagne d’Italie alors que Bonaparte n’est pas encore Napoléon!). Devant la monumentalité du film (le 1er blockbuster français était muet!) on ne peut s’empêcher de penser au projet fou de Gance qui voulait après l’ascension de l’homme mener son film jusqu’à sa chute, d’une première île à une dernière. On imagine pas la durée qu’aurait pris l’ensemble. Mais les financiers (et le temps) ne suivirent pas! Tel qu’il est enfin rendu ce « fragment » est parfait. C’est une véritable symphonie visuelle à la cadence de 18 images/seconde et je ne reviendrai pas sur la description qu’en fait Lui.
Ce qui est étonnant c’est que ces 7 heures, comprenant le prologue d’une heure de Brienne avec Bonaparte enfant (excellent très jeune comédien), sont extrêmement fluides et poétiques (puisque j’ai eu la chance de les voir en intégrale continue à la cinémathèque sur grand écran / effet de « polyvision » garanti!
L’oeuvre d’une vie à coup sur qu’il serait dommage de rater!
Personnellement je trouve les séquences entre Bonaparte amoureux (Albert Dieudonné) et Joséphine fine mouche (Gina Manès) assez savoureusement drôles. »Lorsque vous plongez dans le silence, on ne peut plus vous arrêter » dit-elle à cette petite boule de nerfs maigrelette plus apte à commander les hommes qu’à converser dans un salon
Disons enfin qu’Abel Gance qui s’est réservé le rôle de Saint-Just pendant la Terreur, très beau avec son anneau à l’oreille, s’y révèle excellent.
Un grand moment certainement, j’aurais aimé pouvoir y être. Il faut saluer le travail de la Cinémathèque qui a restitué la version voulue par Abel Gance dans son intégralité, une version que si peu de gens ont vue à l’époque… Cela fait tout de même 1h30 de plus que la version de Kevin Brownlow.