Le magnat de la presse Charles Foster Kane vient de mourir. Un journaliste enquête sur sa vie pour découvrir le sens de ses dernières paroles : « Rosebud »… Toujours cité parmi les plus grands films de toute l’histoire du cinéma, Citizen Kane est probablement, avec Naissance d’une Nation de Griffith, celui qui a eu le plus d’influence sur les autres réalisateurs. Véritable condensé de créativité, Citizen Kane fait suite à une décennie, celle des années trente, où le cinéma hollywoodien s’est fortement normalisé. Grâce au succès de son émission radiophonique La Guerre des Mondes, une adaptation du roman H.G. Wells tellement bien mise en scène qu’elle jeta la panique dans une partie de l’Amérique, le jeune Orson Welles va bénéficier, à 25 ans et pour son premier film, de ce dont tout réalisateur rêve sans jamais l’obtenir : une carte blanche totale. Entièrement libre, il va bousculer toutes les règles. Il sait toutefois s’entourer de quelques professionnels aguerris, notamment Herman J. Mankiewicz (le frère aîné de Joseph L. Mankiewicz) à l’écriture du scénario et Gregg Toland, talentueux directeur de la photographie.
La construction est totalement inhabituelle : non seulement tout le film est un flashback (1) mais en plus les dix premières minutes nous donnent en quelque sorte le sommaire du film qui se construit ensuite autour de cinq récits précis de la part de cinq personnes différentes (2). L’autre grande innovation de Citizen Kane est dans l’utilisation d’une grande profondeur de champ : Orson Welles désire que tout soit net pour être proche de la vision humaine et, pour ce faire, non seulement il utilise des objectifs grands-angles mais en plus il réalise certains trucages de superposition qui lui permettent par exemple de placer des objets nets au tout premier plan. Le placement de la caméra est aussi très original avec des plongées spectaculaires mais surtout des contre-plongées (la caméra étant parfois placée dans un trou dans le sol). Combinées aux grands- angles, ces contre-plongées nous permettent de voir largement les plafonds alors que l’usage était jusqu’alors de tourner sans plafond (ne serait-ce qu’à cause du système des éclairages). L’utilisation de l’ombre et la lumière est aussi remarquable, un personnage pouvant être totalement en ombre chinoise avant de faire quelques pas pour apparaître en pleine lumière.
C’est sans doute sur le fond que le film paraît le plus faible : si le personnage de Kane est inspiré du magnat de la presse Randolf Hearst et si le propos est de montrer la puissance de l’argent et la faiblesse des hommes ainsi que le caractère multiforme d’une vérité qui serait dès lors inatteignable, la démonstration manque parfois de fil directeur en semblant s’égarer dans ses ramifications multiples. Le propos reste toutefois fort et marquant, suffisamment en tous cas pour que Randolph Hearst fasse tout pour saborder la carrière du film et qu’il y parvienne. Citizen Kane a en effet été un échec commercial malgré un accueil enthousiaste du public et de la critique, les exploitants de salle préférant éviter de se mettre à dos les journaux de Hearst. Avec le recul, Citizen Kane apparaît comme un tournant dans l’histoire du cinéma, Orson Welles apportant un souffle nouveau de créativité et remettant au premier plan la notion d’auteur-réalisateur.
Elle:
Lui :
Acteurs: Orson Welles, Joseph Cotten, Dorothy Comingore, Agnes Moorehead, Everett Sloane
Voir la fiche du film et la filmographie de Orson Welles sur le site IMDB.
Voir les autres films de Orson Welles chroniqués sur ce blog…
Voir les livres sur Orson Welles…
(1) Comme pour toutes les autres innovations de Citizen Kane, Orson Welles n’a pas inventé le flashback. The Power and the Glory de Preston Sturgess (1933) entre autres avait déjà l’ensemble du récit encapsulé dans un flashback. Il en est de même pour les fameux plafonds… Orson Welles n’a d’ailleurs jamais prétendu avoir tout inventé. Ce qui est remarquable, c’est d’avoir tant d’innovations dans un seul et même film.
(2) Au départ du projet, les récits devaient porter sur les mêmes évènements, chacun nous donnant une version différente, ce qui aurait été encore plus novateur. Ce procédé narratif sera celui de Rashômon de Kurosawa quelque dix ans plus tard. L’idée a toutefois été gardée en partie car certains évènements sont racontés plusieurs fois.
Je suis totalement en « raccord » avec votre commentaire. Aussi, je me permets une remarque à propos de l’influence, évidente je ne le nie pas, de « Kane » sur l’ensemble des cinéastes et du cinéma. Il se trouve que je visionne ou revisionne, en ce moment, comme bien d’autres cinéphiles, une très grand partie de l’oeuvre de Chaplin, et j’estime que ce dernier reste, plus que Griffith, Eisenstein, ou Welles, le Créateur du Cinématographe. « Le Dictateur » n’a rien à envier à Kane, « Verdoux » dépasse, les meilleurs Lubitsch, Preminger, Wilder, Mankiewiecz et Guitry (des cinéastes, on le sait, de tout tout premier plan). Remontons: « L’Opinion publique » est « supérieure » à « Naissance d’une Nation ». L’éllipse et et la contre plongée c’est Chaplin en 1923. Dès « The Tramp » (1915), « The Emigrant » (1917) et l’époustouflant « Pay Day » (1922)(merci d’en avoir effectué une chronique) que Ozu a du voir et revoir (pour notre bonheur) il met au premier plan, ce que vous appelez fort justement, la notion d’auteur-réalisateur. Quand on demandait à Henri Langlois ses « Dix films préférés » ou » Les Dix plus grands films de l’histoire », il répondait invariablement: « Dix Chaplin ». Aujourd’hui, seulement je comprends sa réponse.
Mais nous voilà bien loin de « Citizen Kane » et d’Orson Welles, quoique…qui sont un chef d’oeuvre pour l’un et un auteur/réalisateur pour l’autre.
Il faudra revoir pour vérifier que « C’est sans doute sur le fond que le film paraît le plus faible ». Sans parler évidemment de sacrilège, vous vous attendiez à cette réaction, non? CK est tellement brillant qu’on ne se pose pas vraiment la question. Merci de l’avoir fait 🙂
En outre, je propose que Chaplin soit placé hors-catégorie. Il est trop grand cet homme-là…
Je suis entièrement d’accord avec vous sur la nécessité de placer Chaplin au tout premier plan en ce qui concerne les plus grands films/les plus grand réalisateurs. Personnellement, si je ne devais garder qu’un film, ce serait certainement « Les Lumières de la ville ». Les films de Chaplin présentent un caractère de perfection et d’harmonie que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Ce sont des objets parfaits. Vous me faites penser qu’il faut absolument que je re-regarde L’Opinion Publique…
@Yves : Je ne pense pas que ce soit un sacrilège de dire que, s’il y a un point faible à Citizen Kane, il est certainement du côté du fond du propos. on peut même 😉 trouver certaines scènes trop longues (la cantatrice…). Cela n’enlève rien au caractère proprement révolutionnaire du film : Welles repense totalement l’espace et la représentation, il bouscule tous les préceptes qui semblaient alors immuables, notamment celui qui dictait que la forme doit s’effacer derrière le fond.
Oui oui et oui, Les Lumières de la ville. Plus qu’un chef d’oeuvre: LE CINEMATOGRAPHE par excellence.
Bien d’accord avec vous tous pour classer Chaplin parmi les incontournables absolus de l’histoire du cinéma, peut-être pour en faire le numéro 1, même si j’ai encore énormément de ses films à découvrir. Le peu que je connais s’impose de lui-même, sans contestation possible à mes yeux. Mais je me demande pourquoi il faut toujours classer… 😉
Pour évoquer Citizen Kane, mon « entrée » dans le cinéma d’Orson Welles, je dois dire mon amusement de ne le voir chroniqué sur ce blog qu’aujourd’hui, alors que tant d’autres films l’ont précédé. Mais c’est aussi ce qui me rend « L’oeil sur l’écran » sympathique, de ne pas savoir sur quoi on va tomber, un film d’auteur, un long-métrage plus léger ou un immense classique. Merci « Elle », merci « Lui » !
Je suis par ailleurs bien d’accord pour dire le plus grand bien de ce film fascinant. Cela m’a bien plus emballé que nombre de productions plus récentes. 73 ans et pas une ride, je dirais même: chapeau, Monsieur Welles. Votre précocité était vraiment brillante !
D’accord avec Yes et Martin
Chaplin est au dessus, inclassable comme un Picasso ou un Shakespeare.
Il est en effet un peu vain et ridicule de vouloir opérer un classement entre les grands cinéastes. Classe-t-on Hugo, Molière, Tolstoî, Dickens, Proust ?
Simplement, je voulais remarquer que Chaplin est également très important du point de vue de la « simple » écriture ou grammaire cinématographique, au même titre ou plus-peu importe- qu’un Griffith ou un Welles
Voici elle et lui pleinement d’accord (au fait j’aimerai assez un jour connaitre ce que vous pensez du remake français de Tonie Marshall sur ce film). Pardonnez cette digression ludique à propos d’un ancien mais toujours présent – la preuve – chef d’oeuvre du cinéma. Car, oui, à quoi bon classer, numéroter, podiumiser ce qui va de soi : Chaplin, Welles et pas mal d’autres. Car, oui, à quoi bon nier et se plaindre depuis déjà un moment que le cinéma se meurt faute d’inventeurs (sujet, forme, langage), il suffit d’aller voir le dernier Tsaî Ming Liang par exemple (Les chiens errants) pour être persuadé du contraire et voir comment le cinéma continue d’évoluer. Pardonnez cette nouvelle digression en coq à l’âne à propos du film d’un cinéaste auteur et interprète génial et légendaire. Car, grand acteur shakespearien, Welles imprime un physique, une voix, un visage, une présence, une image de composition (qu’il adore) à la hauteur de l’ambivalence de ses sujets et de ses formes narratives.Car ces grands que vous citez tous à juste titre étaient aussi – et même avant tout – comédiens de leurs propres films. Et observer leur jeu est absolument fascinant et a irrigué une palette de cinéastes interprètes inventeurs assez riche (Guitry, Tati, Polanski, Allen, Suleiman…)
Je ne pense pas m’être plaint que le cinéma se meurt faute d’inventeurs. Je ne pense pas que le cinéma se meurt d’ailleurs. Et à mes yeux, ce qui pourrait le mettre en danger serait plutôt la normalisation que le manque de créateurs. Et je trouve qu’il ne faut pas cloisonner : regarder des films plutôt anciens ne signifie pas se fermer aux films actuels.
Sur le dernier point que vous soulevez, je ne suis pas certain que tous les grands créateurs aient été aussi interprètes de leurs films, ils seraient même plutôt l’exception. Quant à Welles, s’il est vrai que dans Othello ou Macbeth, il occupe tout l’espace par son jeu puissant qui est le pivot central du film, ce n’est pas le cas dans Citizen Kane.
Ce n’était pas après vous, cher Lui, mais simplement ce qu’on entend souvent rapporter dans les propos depuis les frères Lumière, et cité dans « Le mépris » qui passe en ce moment sur arte : « le cinéma est une invention sans avenir »
Même Godard « joue » l’assistant de Lang dans Le mépris…
A CHACUN SON ROSEBUD paradis perdu de l’enfance
C’est le centenaire de la naissance d’un génie et le trentenaire de sa mort, car les génies meurent aussi. Raisons pour s’offrir un tour de grand huit ou de palais des glaces ou de grande roue ou de train fantôme – on a le choix – dans le cirque d’Orson (déjà il a su imposer un prénom inhabituel). Orson dès le départ aime se cacher derrière les voix et physiques de ses personnages, sur scène, derrière un micro, puis en voix off et physique travesti à l’écran. Outre se déguiser, il aime aussi bonimenter pour présenter ses tours d »illusion, c’est un mystificateur né, un manipulateur, comme Kane, le premier de ses personnages à l’écran, à la fois idéaliste et escroc, qu’il interprète et met en abîme de l’enfance à la mort, par un jeu d’ellipses permettant de zigzaguer dans sa vie par le biais de ceux qui l’ont connu (ses comédiens du Mercury theater). C’est un homme que son immense fortune n’a pas pu rendre heureux, une histoire faustienne. Orson/Kane ressemblent à un ogre qui gardent leur âme de petit Poucet et vivent dans la solitude réelle et fantasmée des êtres d’exception, génies ou monstres. Ce constat de début sera confirmé par la suite des aventures d’Orson. Mais dès ce brillant et audacieux départ Orson rebat les cartes hollywoodiennes pour mieux les brouiller entre bien et mal, noir et blanc, réel et imaginaire, mêlés inextricablement : à bas les règles, et il a bien raison. Le puzzle est la figure qui s’impose d’évidence et qu’on retrouvera dans maints films suivants. Le singulier de l’affaire est qu’ici Orson a tout juste 24 ans, un bébé chez les requins, et on connait la suite, les requins vont s’employer à manger le bébé après le coup de génie de ce pavé dans la mare, premier morceau de choix au scénario ultra contemporain et à la mise en scène aux élans stylistiques radicaux qui allaient inspirer beaucoup de monde, même si du coté public ce ne fut pas un raz de marée, comme du reste avec beaucoup de films d’Orson (qui en a fait peu finalement)
Le film sort en mai 41 – en juillet 46 à Paris – avec grand retentissement critique.
(Rappelons que Robert Wise, alors tout jeune monteur du film, il a le même âge que Welles, reçoit son premier oscar, celui du montage)
Mais déjà « La splendeur des Amberson » s’annonce
(bon, que Lui m’excuse, j’avais déjà écrit quelques mots, mais ce n’était pas à proprement parler sur le film et son auteur)
Merci pour ce commentaire. Oui, Welles était un amateur de magie, de mystification. On retrouve d’ailleurs cette passion chez d’autres cinéastes, Méliès était magicien de son premier métier, Woody Allen s’est passionné très tôt pour la magie, etc. Ce n’est par hasard puisque le cinéma, c’est un peu (beaucoup) de la magie.
Vous parlez de son « immense fortune »… J’avais plutôt l’impression, qu’en dehors de la décennie 40 où il a gagné beaucoup d’argent, il n’a jamais roulé sur l’or (mais je peux me tromper).
Comme je m’amusais à mélanger le personnage et l’interprète, il s’agit bien sur de l’immense fortune de Kane, de même qu’il s’agit pour les personnages qui l’ont connu, des comédiens de la troupe du Mercury theater d’Orson Welles
Ah ok, je comprends mieux ce que vous vouliez dire. 🙂