Titre original : « The naked spur »
Lui :
L’appât est un western qui bouscule les codes du genre. L’histoire est simple : trois hommes, un ranger solitaire, un chercheur d’or malchanceux et un soldat au passé trouble, doivent convoyer un meurtrier recherché et sa naïve compagne. Ils traversent des contrées montagneuses pendant plusieurs jours dans le but d’aller toucher la prime. Cette intrigue permet à Anthony Mann de placer son film entièrement en extérieurs (on ne voit pas une seule maison) dans des décors somptueux qui tranchent avec la noirceur des sentiments mis en relief tout en ayant en commun avec eux une certaine dureté : ce sont des paysages montagneux impressionnants, parfois même hostiles. Une autre originalité de L’appât est de n’avoir que cinq personnages, cinq individualités au tempérament très marqué qui se côtoient avec rudesse et non sans heurt. Le fait de prendre des acteurs en dehors de la sphère habituelle du western permet à Anthony Mann de donner une substance peu courante à ses personnages. Le déroulement du récit est remarquable et comporte très peu de temps mort, en tout cas aucun moment faible. La photographie est très belle, les cadrages utilisant souvent la verticalité, celle des grands arbres ou des parois rocheuses, pour durcir encore les sentiments. L’appât est l’un des plus beaux westerns de tous les temps ; c’est aussi beaucoup plus qu’un western.
Note :
Acteurs: James Stewart, Janet Leigh, Robert Ryan , Ralph Meeker, Millard Mitchell
Voir la fiche du film et la filmographie de Anthony Mann sur le site imdb.com.
Voir les autres films de Anthony Mann chroniqués sur ce blog…
Le titre français L’appât est plus faible que le titre américain qui joue sur le double sens de spur : The naked spur pourrait être littéralement traduit par L’éperon nu mais le terme spur désigne aussi ce qui motive, ce qui aiguillonne, ce qui pousse à aller de l’avant et le propos d’Anthony Mann est plutôt sur ce registre.
Les 5 (superbes) westerns d’Anthony Mann avec James Stewart :
Winchester ‘73 (1950) Winchester 73
Bend of the river (1952) Les affameurs
The Naked Spur (1953) L’appât
The Far Country (1955) Je suis un aventurier
The Man from Laramie (1955) L’homme de la plaine
« The Naked Spur » (en français : L’Appât) = l’éperon nu, désigne un lieu qui existe vraiment. C’est le nom de cet éperon rocheux qui a donné à Anthony Mann l’idée de l’éperon utilisé par James Stewart comme arme de la dernière chance lors de son affrontement final avec Robert Ryan. André Bazin considérait « L’Appât » comme le plus beau western signé Anthony Mann. J’avoue ne pas être vraiment capable de faire un choix entre l’un ou l’autre des cinq westerns réalisés par Mann avec J. Stewart. Je conçois que l’on puisse avoir des préférences mais décider lequel se hisse au-dessus du lot me paraît bien difficile. Je suis certain que le scénario de « L’Appât » (récompensé en son temps par un oscar) a dû marquer un scénariste comme Burt Kennedy. Les quatre westerns que Budd Boetticher mettra en scène sur des sujets dus à B. Kennedy réutilisent tous cette configuration limitée : quatre hommes + une femme à cheval dans un environnement hostile et dont les rapports sont placés sous le signe d’une très haute tension. Tous ces films ayant été tournés, comme celui de Mann, en extérieurs et selon le principe d’un itinéraire parcouru, grosso modo, en quelque trois jours.
A revoir « L’Appât », je suis aujourd’hui un petit peu gêné par l’interprétation de Robert Ryan, que je trouve par moments un tantinet cabotin (théâtral?). Un peu moins de grimaces de sa part, un registre légèrement moins sardonique eût donné plus de poids à son personnage, me semble-t-il. Mais la façon dont Anthony Mann place sa caméra pour composer chaque plan (superbe photographie de William Mellor) demeure une leçon de mise en scène. Rarement décor naturel a été aussi bien utilisé que dans « L’Appât ». A la solitude de ces montagnes correspond très exactement celle des différents personnages, guidés par des obsessions malignes. James Stewart tient ici l’un des plus beaux rôles de sa carrière. Détail : la partition musicale a été fournie par Bronislau Kaper, bien connu des amateurs de jazz pour avoir signé deux standards : « On Green Dolphin Street » et « Invitation ». Pour ma part, je ne dirais pas que « L’Appât » est beaucoup plus qu’un western car cela laisse entendre que le western serait un genre cinématographique mineur. Or, je pense exactement le contraire. Les grands westerns – et il y en a plus d’un – sont de grands films tout court.
Merci pour vos précisions et commentaires. J’ignorais que Naked Spur était le nom d’un lieu.
Je vous rejoins entièrement sur votre dernière phrase : « les grands westerns sont des grands films tout court ». Beaucoup auront tendance à considérer le western comme plutôt mineur dans le cinéma. Moi-même, je m’aperçois que je suis resté longtemps en surface de ces films : il s’agit de films bien plus riches et complexes qu’ils ne paraissent.
Comme Samuel Blaquet, je trouve que Robert Ryan cabotine un peu trop par moment (cela m’a frappé vers la fin, dans une scène où il se frotte le menton avec son sourire machiavélique… et je me suis alors rendu compte à rebours qu’il abuse un peu trop de cette mimique).
J’ajoute deux autres (petites) critiques.
[Spoiler on]
D’abord, la toute fin me paraît bizarre et assez inutile.
Bien sûr, je comprends l’intérêt de voir James Steward renoncer à la prime et accepter de partir avec Janet Leigh, car ce renoncement va bien plus loin et symbolise son acceptation d’enfin tourner la page et se débarrasser de ses regrets, d’arrêter de vivre dans le passé.
Mais pour cela, il eut suffi que le cadavre de Robert Ryan soit emporté avec « Roy » dans les rapides !
Il n’est pas très crédible que Janet Leigh demande à James Steward de renoncer à la prime… alors que de toute façon Robert Ryan était déjà mort, et alors qu’il aurait été enterré à Abilene aussi bien que dans les montagnes. Dans la situation finale, l’emporter à Abilene ou pas ne change franchement pas grand chose, ni pour son « honneur » ni pour le repos de son corps. Dès lors, pourquoi renoncer à une petite fortune ?!? Ce dernier ressort scénaristique me paraît pas crédible et vraiment « forcé »… alors même qu’il était assez inutile.
J’imagine que c’est pour insister sur le fait que James Steward renonce de lui-même à racheter son ranch (alors que si le cadavre avait été emporté par la rivière, il n’aurait pas eu à en prendre la décision, elle se serait imposée à lui). Mais le « ressort » pour y arriver est selon moi trop « écrit », trop romanesque, et rompt avec la fluidité et le naturalisme du reste du film. J’ai eu à ce moment-là une impression d’artificialité, qui est dommage car c’est le seul moment où ce soit le cas.
Ma deuxième critique, plus sérieuse — mais qui n’est sans doute pas tant imputable à Anthony Mann qu’à une tradition désagréable du western — concerne le traitement réservé aux Indiens. Vous dites que The naked spur n’a « que cinq personnages », c’est en fait faux puisqu’une douzaine d’Indiens Blackfoot interviennent dans une scène écœurante. Tout ce qui s’y rattache est problématique : le fait que « Roy » ait violé une Indienne est considéré par les autres comme anecdotique, le fait de massacrer une douzaine d’Indiens qui ne cherchaient qu’à punir Roy de ce viol leur semble une péripétie normale. Dans l’histoire, les Indiens sont juste des proches d’une victime, cherchant à appliquer la justice envers son violeur. Certes, ni James Stewart ni « Jesse » ne souhaitaient les affronter, mais ils n’ont aucun remord d’avoir été forcé par « Roy » à les tuer. À cette lumière, le scrupule final de Janet Leigh envers le cadavre de Robert Ryan est presque indécent puisque personne n’a de scrupules envers la douzaine de morts totalement innocents… dès lors que ce sont des Indiens. Oui, sur le coup et encore plus à rebours, cette scène est écœurante, vraiment problématique. Encore une fois, en la matière c’est loin d’être le pire western, et c’est un aspect secondaire du récit. Mais le fait de le considérer comme secondaire est en soi inadmissible et en dit long sur l’état d’esprit du cinéma étatsunien envers les Indiens (car ce film ne fait ici que suivre des codes qu’il n’a pas inventés).
[Spoiler off]
Mais le cabotinage de Robert Ryan ou la fin un peu forcée sont vraiment des détails, du pinaillage (le traitement des Indiens est plus gênant). Ce film reste excellent, dans son rythme, son évolution, sa concision, son resserrement sur quelques personnages et une situation, ses belles images. Le fait qu’on ne voie pas une seule maison (la seule scène « en intérieur » se passant dans une grotte) est également un choix assez remarquable (je n’y avais pas fait attention avant de vous lire, ce qui prouve que ce n’est pas appuyé mais réalisé avec habileté, chapeau).