Trois jeunes nigériens décident de quitter leur village de brousse durant la saison sèche pour se rendre temporairement en Gold Coast (qui deviendra le Ghana en 1957) dans l’espoir d’y faire fortune. Arrivés là-bas, ils se séparent. L’un travaille au port d’Accra, l’autre devient un Jaguar ( = « jeune homme galant à la tête bien peignée que tout le monde regarde ») exerçant divers petits métiers et tous deux finissent par rejoindre le troisième qui vend diverses choses sur le marché de Kumassi. Ils s’associent pour fonder l’échoppe « Petit à petit, l’oiseau fait son bonnet » avant de rentrer dans leur village…
Alors qu’il est chargé de recherches au CNRS au début des années cinquante, Jean Rouch tourne d’abord des documentaires de format conventionnel avant de tenter une expérience nouvelle avec ce Jaguar. Il propose à trois jeunes nigériens d’inventer une histoire qu’il filmera en décors naturels avec une petite caméra portable, le son étant ajouté par la suite. Jean Rouch se situe ainsi directement dans la ligne initiée par Robert Flaherty avec son Nanouk l’esquimau. La partie voyage est finalement assez courte, plus de la moitié du film prend place dans les villes d’arrivée. Jean Rouch intervient très peu en voix-off, tout le reste est commenté par les trois nigériens eux-mêmes, ils décrivent ce qu’ils sont en train de faire comme s’ils le revivaient. Leurs commentaires sont hauts en couleur (ce sont de véritables moulins à paroles…) et donnent un caractère très décontracté à l’ensemble : le résultat est coloré et sympathique. Sur le fond, Jaguar offre un témoignage sur les mutations de la société africaine. Tourné en 1955, le film n’est sorti qu’en 1967.
Elle: –
Lui :
Acteurs: Damouré Zika, Lam Ibrahim Dia, Illo Gaoudel
Voir la fiche du film et la filmographie de Jean Rouch sur le site IMDB.
Voir les autres films de Jean Rouch chroniqués sur ce blog…
Voir les livres sur Jean Rouch…
Remarques :
* Pour en savoir plus sur les difficultés à sortir le film, voir une étude sur le site 1895 (Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma) …
* Le film Petit à petit de Jean Rouch peut être vu comme une suite à Jaguar. Le troisième volet devait s’intituler Grand à grand mais n’a pas vu le jour.
(à gauche) Damouré Zika, Illo Gaoudel et Lam Ibrahim Dia dans Jaguar de Jean Rouch.
(à droite) Damouré Zika est un « jaguar » dans Jaguar de Jean Rouch.
Ne pas confondre avec :
Le Jaguar de Francis Veber (1996) avec Jean Reno et Patrick Bruel (!)
Ouais, non, ne pas confondre.
Ce serait dommage… 🙂
En fait, Jean Rouch tournait des films ethnographiques plutôt que des documentaires. La différence peut sembler minime vu de loin, mais je suppose que pour un grand cinéphile comme vous elle est compréhensible : le documentaire présente un sujet depuis le point de vue du cinéaste, le film ethnographique essaie de capter à chaud le point de vue des personnes concernées, de relater l’évènement de l’intérieur).
En particulier, Jean Rouch a apporté une nouvelle approche dans l’étude ethnographique, grâce au truchement audiovisuel. Il a poussé très loin l’observation participante qui fonde historiquement la démarche ethnologique, en assumant de devenir lui-même un acteur des évènements auxquels il participe (que sa seule présence peut conduire à transformer ou faire advenir). Le fait d’être cinéaste, à une époque où les caméras étaient lourdes et où la gestion des bandes et de l’enregistrement sonore étaient galère (surtout en milieu très chaud), lui permettait d’être « reconnu » comme un travailleur, et pas juste comme un observateur extérieur. Il en bavait !, ça se voyait, ça lui donnait un statut légitime, ça lui permettait de s’intégrer bien mieux que des générations d’anthropologues pourtant renommés l’ayant précédé.
Et Jaguar, tout comme plus tard Cocorico monsieur poulet (qui reprend deux des trois protagonistes de Jaguar), représentait un « pas de côté » assez incroyable, provocateur et historique dans l’histoire de l’anthropologie. Il a osé et assumé faire une œuvre qui intégrait la fiction et la création contemporaine dans une démarche générale qui restait ethnographique. Là où les « récits de vie », souvent partiellement réinventés par leurs auteurs, n’assumaient pas leurs apports fictionnels et prétendaient à une objectivité partiellement usurpée, Jean Rouch a posé ouvertement sur la table le fait que toute œuvre de compte-rendu (ici un film, mais c’est vrai pour d’autres formes, y compris écrites) comporte une dimension créatrice, personnelle et fictionnelle (certes, Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss, avait déjà ouvert une brèche dans la forme romanesque, mais cet essai restait une biographie bien plus qu’une œuvre ethnographique ; Lévi-Strauss n’a pas vraiment proposé de croisement ethnographie-roman, mais simplement écrit un roman-essai marqué par sa personnalité d’anthropologue ; Jean Rouch est allé considérablement plus loin).
De ce point de vue, au-delà de l’intérêt cinématographique de cet ovni, Jaguar fut une révolution pour l’anthropologie.
Merci pour ce commentaire. Ces explications du professionnel que vous êtes sont très intéressantes.
Oui, même pour un profane en ethnologie comme je peux l’être, la différence entre le documentaire pur et le film ethnographique peut être comprise. C’est pour cette raison que je citais Flaherty, le père fondateur du film ethnologique.
Pour la caméra, Jean Rouch utilisait aux début des années 50 une vieille 16mm achetée aux puces qu’il devait réarmer toutes les 20 secondes. Pour Jaguar, il est bien entendu toujours en 16mm mais comme il est passé à la couleur, c’était certainement une autre caméra. Elles étaient toutefois assez petites, mais impossibles à cacher entièrement. On remarque d’ailleurs des personnes qui regardent la caméra mais il y en a finalement assez peu donc, de toute évidence, Jean Rouch savait rester discret.
A noter que Jean Rouch avait connu deux des acteurs de Jaguar en tournant son documentaire « Chasse à l’hippopotame » (1950).