Lui :
Les Enfants du Paradis fait partie des monuments du cinéma français. Tourné sous l’occupation en 1943 avec les difficultés que l’on imagine, il ne sortira qu’après la Libération et remportera un succès populaire dans de nombreux pays. Le film, en deux parties, est centré sur trois personnages qui « traversent la réalité sur la pointe des pieds. » (très belle formule de l’historien du cinéma Jacques Lourcelles). Ils cherchent l’Amour mais ne le trouveront pas. Les Enfants du Paradis est la plus belle collaboration de Marcel Carné avec Jacques Prévert qui a écrit le scénario. Les dialogues (et surtout les monologues) sont remarquables d’intensité. Les Enfants du Paradis est aussi indissociable des trois acteurs principaux, Arletty, Jean-Louis Barrault et Pierre Brasseur, qui livrent là l’une de leurs plus belles performances, chacun dans un registre différent : envoûtante Arletty, truculent Pierre Brasseur et Lean-Louis Barrault poignant et tourmenté. Aux côtés de ce formidable trio, plusieurs seconds rôles sont marquants, à commencer par le satanique Lacenaire (le préféré de Prévert…) ou l’inquiétant Jéricho. Toute l’intensité reste intacte avec toujours ce petit côté irréel, un grand drame de l’Amour qui semble sorti d’un songe.
Note :
Acteurs: Arletty, Jean-Louis Barrault, Pierre Brasseur, Pierre Renoir, María Casares, Marcel Herrand, Louis Salou
Voir la fiche du film et la filmographie de Marcel Carné sur le site IMDB.
Voir les autres films de Marcel Carné chroniqués sur ce blog…
1ere partie : Le boulevard du Crime
2eme partie : L’homme blanc
Remarques :
1) Le boulevard du Crime est le surnom donné au XIXe siècle au boulevard du Temple en raison des nombreux crimes qui étaient représentés chaque soir dans les mélodrames de ses théâtres.
2) L’idée du film est venue à la suite de discussions passionnées de Carné et Prévert avec Jean-Louis Barrault à propos de Jean-Gaspard-Baptiste Deburau : ce mime français (1796-1846), d’origine tchèque, a créé la pantomime avec son personnage de Pierrot. Il a effectivement été la vedette du Théâtre des Funambules, boulevard du Temple à Paris.
3) Les décors sont l’oeuvre du grand chef-décorateur Alexandre Trauner.
« Je suis libre, tant mieux j’aime la liberté » ces paroles de Garance égrenées sur le boulevard du crime s’adaptent merveilleusement à l’esprit de ces enfants du paradis vociférant sur les hauteurs d’un théâtre, laissant voguer leurs sensibilités non structurés dans des rencontres ou chacun exécute une parade d’amour sans investissement durable.
Tous ces écorchés vifs sont des marginaux talentueux, combattants démesurés pour certains, contemplatifs pour d’autres, ils s’adonnent à la prose, se libère sur scène par la pantomime, inadaptés à la normalité ils s’extériorisent par l’extravagance et la mélancolie.
Les rencontres nocturnes imposées par leur marginalité rapprochent par le verbe tous ces personnages si différents qui le temps d’un positionnement de taverne se neutralisent par un regard respectueux envers leurs différences.
Les procédures égoïstes s’émiettent, les cœurs frigides s’éveillent à des sentiments inconnus, on flirte avec des définitions nouvelles, l’orgueil véhicule principal s’estompe, un respect soudain envers la collectivité prend vie.
La combinatoire universelle associe dans une même aubade : le destin, la protection, le voyou, le rêveur, l’arriviste, l’insouciante, l’amour.
Chacun défend son architecture interne par une rhétorique adaptée à sa survie en baissant peu à peu sa garde le temps de quelques théories.
Garance est merveilleusement soumise à la contingence, ce qui sera est attendu sans crainte et avec impatience. Frédéric Lemaître se définit par cette sublime réplique « Mon état normal ? Connais pas ».
Baptiste se débat entre ses devoirs moraux et une folle envie de sombrer dans cet océan insouciant des lois de l’incontenance et de l’irrespectabilité que représente cette petite femme au sourire dévoré par une plainte interne répétitive et intense.
Nathalie représente la sagesse, un immense combat afin de faire triompher son seul amour potentiel et véritable. Lacenaire brille d’arrogance dans ses exposés sur son principal carburant: l’orgueil.
Tout ce petit monde aigri ayant condamné la société souffre du même mal, Le manque d’affection, l’approche du monde est sévère, pas d’attaches, se servir goulûment de chaque opportunité, le bonheur n’est pas personnel, il est massif et n’est visible que par les comportements de ces grappes humaines déambulant sur le boulevard du crime, la masse incrémente la joie, l’individualité des esprits est torturé par le besoin de détruire constamment cette force compacte soudée par le plaisir de la rue.
Les Enfants du Paradis est un clair obscur de références, ces libertés sont fausses, elles appellent de toutes leurs forces la normalisation qui elle seul mettra fin à ces dérives, les protagonistes s’épuisent dans ces nouvelles lois qui ne mettent en valeur qu’eux-mêmes.
Les dialogues de Jacques Prévert sont extrêmement pessimistes, tout le monde s’affronte par des propos en chute libre sur leur environnement, au delà du réalisme le plus prononcé, les enfants du paradis par ses textes révèle un concept ou les personnages surnagent dans une béatitude dramatique, un état léthargique euphorique entretenu par un refus de s’abandonner à une éventuelle confiance.
L’individualisme s’impose en refusant de se soumettre à la loi du nombre.
Ce film est magnifique….j’avais décidé de la voir pour comprendre pourquoi tant de petites filles s’appellent Garance…maintenant, je comprends…un film à voir et à revoir….
Une petite anecdote. Jean-Louis Barrault, qui était à la base du film a failli ne pas jouer le personnage de Deburau. Il devait régler une mise en scène du « Soulier de satin » à la Comédie Française et l’administrateur du théâtre mettait de la mauvaise volonté à faire concorder les dates. Marcel Carné a alors jeté son dévolu sur un comédien débutant qui donnait une série de sketches muets sur la scène de l’ABC. Finalement, Barrault a pu s’arranger pour être disponible. Quant au débutant, il allait bientôt devenir célèbre : c’était Jacques Tati !
Il y a 70 ans…..
Le 9 mars au Palais de Chaillot de Paris, puis, quelques jours plus dans les cinémas Madeleine et Colisée « sortait » « Les Enfants du Paradis » de Marcel Carné et Jacques Prévert.
ENFER ET REDEMPTION
« Ces Enfants du Paradis qui tous finiront en Enfer, car tous sont plus ou moins maudits » Henri Jeanson (Le Canard Enchaîné. 18 avril 1945)
« Le chef d’œuvre de Marcel Carné, le chef d’œuvre de Jacques Prévert
…..La qualité de cette œuvre sert la grandeur et la puissance de notre pays, notre propagande en un mot. Notre prestige est engagé dans sa réussite »;Georges Sadoul. Les Lettres Françaises. 17 mars 1945)
Ce 9 mars 1945, le Printemps s’annonçait dans une France en ruine et deuil. Cette sorte de monde clos et néanmoins dédié au spectacle, conté selon un quasi respect de l’unité de lieu, entre une levée et une baisse d’un rideau de théâtre, à traversé le temps et les modes, après avoir fait œuvre de rédemption collective pour ceux qui sortaient, tout juste, de la guerre, de l’Occupation et du régime de Vichy.
Que dire encore de ces «Enfants du Paradis» classés plus grand film de l’histoire, selon 822 critiques et historiens réunis en 1995 pour célébrer les 100 ans du cinéma ?
Parmi des centaines, toutes plus évidentes les unes les autres, trois réflexions, issues d’un énième visionnage et de quelques lectures:
L’ACTEUR EN AUTEUR
« Le plus beau cadeau fait à une actrice. On comprend que j’ai de l’amour pour Jacques Prévert. Quelle comédienne a eu un plus jolie rôle: Garance….A propos, j’étais en taule quand Les Enfants virent le jour » Arletty (La Défense. Autoportrait. Table Ronde. 1971)
En fait, «Les Enfants du Paradis» s’acharnent à retracer la destiné d’une certaine Léonie Bathiat, dite Arletty, née en 1898 à Courbevoie, mais transposée dans le Paris, du Boulevard du Crime (Temple) et accessoirement à Belleville ou dans un Hôtel Particulier ou encore au Bain Turc, de 1820-1840, et resserrées en quelques sept années autour de 1825/1832. Mais rien n’est sûr, car le temps est immobile dans ce film. Comme Arletty cette Garance de Prévert qu’elle interprète est fille de blanchisseuse, a posé pour des peintres célèbres (Ingres pour Garance, Kisling, Matisse et Van Dongen pour Arletty) avant de débuter par de petits rôles au théâtre et dans des revues. Elles s’affirment, quoiqu’il arrive, libertaires et marginales. Quand l’une fréquente le poète assassin et anarchiste Lacenaire, l’autre ne cache pas son amitié pour Céline ou Prévert. Ce dernier sait très bien que son Arletty a répliqué, un jour, à un
soupirant: « C’est çà, je vais me taire et vous, vous allez parler tout seul. Et comme vous êtes ému, bouleversé, vous allez encore dire des banalités. Les diamants, les chevaux, la bricole et puis le harnais, la grand vie quoi ». Alors il le met dans la bouche de Garance à la face Montray. Il devine que bientôt aux gens du comité d’épuration de la Libération, Léonie Bathiat lancera : « Mon cœur est français, mais mon cul est international». D’ailleurs il fait de son personnage une « victime d’une erreur judiciaire ».
Et si Garance choisit (par dépit) la «protection » du riche et puissant Comte de Montray, Arletty vivra de 1941 à 43, sans se cacher, avec l’officier allemand Hans Jürgen Soehring. Aussi, elle est assignée à résidence au moment de la sortie (9/5/45) du film. Et puis, vers où s’en va Garance, en calèche, lorsque le rideau tombe ?
Autour d’Arletty/Garance gravitent trois « personnages historiques » du 19e siècle, l’acteur Frederick Lemaitre, le mime Debureau et le poète assassin Lacenaire. Chacun, mais à sa manière, est amoureux d’elle(s). Plus Montray, le « propriétaire » des plus belles femmes et des meilleurs chevaux de Paris. Pierre Brasseur joue -c’est bien mot- à être Frederick. Vieil ami de Prévert, celui qui se voulait poète triomphe depuis des années sur le « Boulevard » où son tempérament et sa faconde ravissent le public. Comme Lemaitre, Brasseur a de l’envergure et des talents de société. Il recherche les plaisirs et les excès jusqu’à se mettre en danger. Si bien que l’on se demande, s’il s’agit là d’un Frederick Lemaitre déplacé au milieu du 20e siècle, ou bien d’un Pierre Brasseur lâché aux «Funambules» et au «Grand Théâtre » au temps de la Restauration.
Jean Louis Barrault est le mime Debureau. Disciple d’Antonin Artaud, compagnon des surréalistes, ex membre du groupe Octobre, il travaille le mime depuis 1930, qu’il veut révolutionner. Il a offert à Carné/Prévert, le sujet de ces « Enfants du Paradis »: la triste vie et la gloire théâtrale de Jean-Gaspard-devenu Baptiste- Debureau. Son mentor Etienne Decroux, tient ici le rôle de son père qui le méprise mais qu’il va dépasser ! Comme Soehring, il est de dix ans plus jeune qu’Arletty.
Marcel Herrand interprète Lacenaire. Cet ancien électricien a fréquenté Cendrars, Gide et Max Jacob. Il a crée les «Mamelles de Tirésias» d’Apollinaire et les «Mariés de la Tour Eiffel » de Cocteau. Il succède à Georges Pitoëff à la direction du théâtre parisien des Mathurins où il monte les pièces de Camus, Sartre et Genet. A la ville, on connait son extrême complicité avec Arletty et avec la jeune Maria Casarès. Son homosexualité comme sa froide élégance, non seulement conviennent à ce personnage laefcadien, mais elles l’immortalisent et le figent dans sa mythologie. On ne peut plus évoquer ce poète assassin et dandy qui va fasciner Hugo, Stendhal, Breton et Foucault, sans évoquer (quitte à le contrarier) la haute figure de l’acteur. Et si dans les « Enfants… » Lacenaire jouait à être Herrand ?
L’historienne Michèle Lagny, constate, avec raison, que «les acteurs du film jouent des acteurs dans le film ».(Conférence. 18/04/2007). C’est, sans doute, encore mieux que ça: Dans «Les Enfants du Paradis» les personnages du film jouent des acteurs qui jouent dans le film.
Comme quoi il existe bel et bien une politique des acteurs au cinéma. Du moins chez Carné/Prévert.
L’ABIME EN LABYRINTHE
« Cette mise en abîme de la vie et du théâtre renvoie à la vérité et à l’image, à la liberté et à l’enfermement social. Cette dualité est signifiée habilement par la mise en scène de Carné qui se joue des miroir et des cadres». Carole Arouet. Historienne du cinéma.(octobre 2012)
Sur la scène du théâtre des «Funambules », devant le public goguenard, surtout celui du « Paradis», une représentation dégénère en bagarre générale, entre deux clans de saltimbanques, les Debureau et les Barrigni. Un petit fait sans trop grande importance, mais qui permet, par ricochet, à Lemaitre et Debureau, deux Géants de l’Histoire du Théâtre Français, d’obtenir là leur premier rôle. L’un, tonitruant, dans la peau d’un lion- déjà «superbe et généreux»- l’autre, silencieux, dans son habit ample et immaculé de Pierrot lunaire. Plus tôt, on a fait leur connaissance sur le Boulevard du Crime, on les a vus interdits de théâtre, rejetés devant la petite porte. Les voila en mis scène pour la postérité !
Beaucoup plus somptueux encore Lacenaire révèle à l’imbu Comte de Montray son majestueux port de cornes, en soulevant le rideau, non pas de la grande scène, mais d’une fenêtre donnant sur le balcon extérieur du «Grand Théâtre», où l’on reconnait, enlacés, Baptiste et Garance. Tout ça sous le regard du public, massé au foyer, venant d’applaudir Lemaitre en Othello, devenu, lui aussi, par la même, un simple spectateur, bien que toujours maquillé (noirci) et affublé du costume du Maure de Venise. Une manière concrète mais théâtrale (et cinématographique) de démontrer que si Othello est bel et bien un drame de la jalousie, le riche de Montray reste un pauvre cornard de vaudeville. Et du coup, le Balcon (autre terme que le Poulailler ou le Paradis pour désigner l’ultime étage d’un théâtre) devient la scène de….théâtre, tout en « donnant » sur le Boulevard du Crime. Juste retour des choses.
Enfin, Baptiste Debureau/Jean-Louis Barrault/Pierrot, tue et vole Chand d’Habits interprété par son père à la ville (Anselme Debureau) et également par son mentor des années 30, (l’acteur et mime Etienne Decroux) avec qui il s‘était fâché, quelque temps auparavant. Ce Chand d’Habits qui ressemble furieusement à Jéricho, le chiftir et mauvaise oracle, que déteste Baptiste (Prévert désirait que Baptiste tue Jéricho à la fin du film). Tout ça pour que Pierrot rejoigne son amoureuse, jouée par Nathalie, par ailleurs épouse de Baptiste ! «Chand d’Habits », qui plus est, une authentique pièce de Debureau, saluée en son temps par Théophile Gautier! Dommage que Sigmund Freud n’ait pu voir cette triple destruction du père ! Un père, Anselme Debureau, qui, plus tôt, sur le Boulevard du crime, niait sa paternité au public, en traitant son idiot de fils de paquet qui lui était tombé, un jour, depuis la lune sans doute !
Construit continuellement en abîme, à l’intérieur d’un labyrinthe mental, «les Enfants du Paradis» sont parfois qualifiés de « film total » (Noël Herpe, France Culture, octobre 2012)
LE SPECTATEUR EN VOYEUR
«Aux mouvements des caméras, je préfère les mouvements du cœur…Ce qui m’intéresse c’est d’être sur les gens, c’est de connaître leurs réactions certains événements » Marcel Carné (Marcel Carné parle. Cahiers de la Cinémathèque. N° 5. Hiver 1972)
Sans cesse, chaque personnage- sauf Garance, bien sûr- assiste, intentionnellement ou pas, à une scène qu’il ne devrait ou pourrait ne pas voir. Exemples:
Jéricho épie Garance et Baptiste à l’instant de leur premier baiser échangé. Avril dérange les mêmes durant la danse au cabaret. Caché par un paravent, il ne perd pas une miette du magnifique dialogue entre Lacenaire et Frederick. Plus tard encore, il regarde, fasciné, à l’occasion d’une fulgurante ellipse cinématographique, Lacenaire trucider le Comte. Frederick espionne à travers le rideau de scène, perchés et indisciplinés, les Enfants du Paradis, puis, il contemple, interdit, la baston entre les Debureau et les Barrigni. Plus loin, il surprend la quasi communion entre Garance et Baptise, elle dans une loge et lui sur scène. Une sorte de rendu, puisque auparavant, Baptiste avait noté, meurtri, le flirt entre Frederick et Garance dans les coulisses encombrés des «Funambules». Bien sûr, nous l’avons vu, Lacenaire soulève la tenture qui révèle au Comte et à tous, l’amour entre Baptiste et Garance. Du coup, le poète devient metteur en scène, comme une projection de Carné, lui-même. Célestin entre dans la loge de Frederick pour voir, gêné, celui-ci serrant chaudement sa fiancée. Enfin, Nathalie entre dans une chambre pour découvrir son Baptiste et Garance enlacés devant un lit défait, etc, etc
Ce qui fait écrire à Edward Baron Turk, dans son remarquable essai « Ces variations correspondent à l’élaboration d’un monde théâtral où prévaut le fait de voir et d’être vu et où s’effacent les limites entre le privé et le public. Ce dévoilement sacrilège à l’écran fait du spectateur un voyeur au second degré » (« Marcel Carné et l’âge d’or du cinéma français. 1929-1945. L’Harmattan. 2002).