Titre original : « Da hong deng long gao gao gua »
Dans les années 1920 en Chine centrale, une belle et pauvre jeune fille épouse un riche quinquagénaire qui a déjà trois épouses. Dans une vaste propriété, elles ont chacune leur pavillon et le maître décide de passer la nuit chez l’une ou l’autre…
Il est tentant, pour les occidentaux que nous sommes, de voir dans cette histoire une allégorie de la Chine engluée dans ses traditions où le maître symboliserait le pouvoir. Mais Zhang Yimou l’a toujours nié : Épouses et concubines est avant tout le troisième film d’une trilogie sur la condition de la femme dans la première moitié du XXe siècle en Chine (les deux premiers étant Le Sorgho rouge et Ju Dou). Ce sont en effet les femmes qui sont au centre du film, l’homme n’étant qu’une silhouette, jamais filmé de face. Le cinéaste montre ici les fortes rivalités engendrées par un système patriarcal extrême, où les femmes ne sont que des possessions, ce qui étouffe toute humanité. Le film est très bien construit, soutenu par une tension sous-jacente permanente. Il est aussi remarquable par son opulence visuelle, sans exubérance, et une belle utilisation des couleurs. C’est un film assez puissant. Le film connut un grand succès qui permit de voir le retour du cinéma chinois dans les salles occidentales.
Elle:
Lui :
Acteurs: Gong Li, He Saifei, Cao Cuifen
Voir la fiche du film et la filmographie de Zhang Yimou sur le site IMDB.
Voir les autres films de Zhang Yimou chroniqués sur ce blog…
Gong Li dans Épouses et concubines de Zhang Yimou.
Les lanternes rouges de Épouses et concubines de Zhang Yimou.
J’ai pour ma part été plutôt déçu par ce film. Bien sûr, la maîtrise formelle (rythme, évolution du regard sur les deux épouses concurrentes de la nouvelle concubine, image) est réelle, OK. En particulier, la manière dont la personnalité de chacune des deux épouses « en place » se révèle progressivement être bien différente de ce que nous pouvions croire initialement, est très habilement mené.
Mais… D’une part le propos est assez sinistre, d’autre part son « intention » est étrange. À quoi rime exactement de « dénoncer » une société qui n’existe plus ? Pour moi, sur le fond, ce film est vain voire démagogique. Il n’y a aucune audace et aucun sens particulier à dénoncer les vieilles structures masculinistes de l’ancienne aristocratie chinoise, morte depuis des décennies. C’est facile, c’est démago, c’est caricatural, ça n’apporte rien.
Arrivé à la fin du film, j’ai eu deux impressions désagréables. La première était celle d’une complaisance dans le sordide, la dernière partie du film tombant dans une orgie de tragique. La deuxième était, puisqu’un tel choix tragique n’a de sens que s’il sert une intention, que ce film était en fait une grosse complaisance politique envers le régime chinois. En fait, quasiment un film de propagande contre la « vieille Chine impériale » sclérosée et mortifère, heureusement remplacée par le régime actuel qui a abattu ces harems glauques, et vive la Chine nouvelle !
J’ai eu l’impression d’avoir été trompé, l’impression qu’un film faisant preuve certes d’une remarquable maîtrise formelle était en fait une habile opération de propagande, une « patte blanche » montrée par Zang Yimou pour pouvoir ensuite tourner des sujets plus personnels. Tant mieux pour lui. Mais pour moi, goût amer et malaise une fois le film achevé.
À quoi rime exactement de « dénoncer » une société qui n’existe plus ?
Il y a de nombreuses raisons à vouloir le faire. Dire que l’Histoire nous aide à analyser notre présent est une banalité, mais c’est l’une d’elles. Et l’Histoire a un poids dont les effets subsistent longtemps. Ce poids de l’Histoire revient d’ailleurs souvent dans les analyses sur la Chine.
De plus, en observant une situation extrême, on peut mieux comprendre une situation plus courante, plus « normale ». Le côté extrême éveille et suscite une réflexion.
Enfin, dans le cas présent, si la polygamie est officiellement interdite en Chine depuis 1950, elle subsiste toujours si j’en crois ce que j’ai pu lire sur le sujet.
Je ne trouve pas la fin « sordide ». La déshumanisation engendrée par cette situation extrême est certes amplifiée pour mieux la montrer. C’est un procédé narratif classique et qui ne me paraît pas excessif.
Enfin, je ne vous suivrais pas sur l’idée d’une opération de propagande (pas plus que je ne suivrais ceux qui pensent, à l’inverse, qu’il s’agit d’une critique du régime actuel). Je me demande d’ailleurs s’il est judicieux de vouloir à tout prix que le film ait une signification politique cachée. Pour nous, occidentaux qui avons un avis, une opinion arrêtée, sur la Chine, nous aimerions qu’il en ait une ; mais n’est-ce pas faire preuve d’une certaine condescendance (le mot est peu fort), d’un sentiment de supériorité ? Bon, mais il est vrai que le cinéma dans un pays autoritaire ou totalitaire est rarement neutre…
Je comprends votre point de vue mais ne le partage pas totalement :-).
Pour ce qui est du premier aspect, il y a une grosse différence entre « enseigner » et « dénoncer ». Vous avez raison, il est important d’enseigner ce qu’a été l’histoire de telle ou telle société. Ce n’est pas par hasard si je parle ici de dénonciation, qui est un acte politique (et pas historique), et qui, je le maintiens, n’a aucun sens a-posteriori. Une fois cette histoire révolue, adopter comme ici une posture de dénonciation n’est que démagogie. C’est bien ce qui m’a dérangé ici : bien des films parviennent à traiter de tels sujets, de façon très proches… mais en adoptant une tonalité d’historien, de témoignage, d’éclairage. Pour moi, Zhang Yimou n’a pas adopté ici cette tonalité, mais celle de la dénonciation, donc une démarche politique — absurde a-posteriori. Ça se joue à des détails, à une ambiance, à de petites choses présentes ou absentes. Ce n’est qu’à la fin du film que, dans un regard général à rebours, cela m’a frappé. Je n’avais aucun préjugé sur ce film (sauf celui de m’attendre à un bon film), et je n’ai pas été gêné au départ par ce point de vue. Ce n’est qu’en bout de course, par l’absence de mise en signification, que ce point de vue m’est apparu comme vain, et donc un peu malsain.
Et cela rejoint votre dernier paragraphe. Il faudrait que je revoie le film (et n’en ai guère envie) pour vous préciser un faisceau de détails qui lui donnent précisément une dimension politique. Je ne vois pas trop, dans mon analyse, ce qui pourrait ressortir à une condescendance ou à un sentiment de supériorité. Par ma démarche d’anthropologue, je suis le premier à ne pas « juger » une société et ses codes. C’est d’ailleurs précisément pour cela que ce film m’a gêné : il juge. Il juge d’en-dedans avec des codes d’en-dehors. En répondant à votre dernière remarque, je prends conscience d’un problème de plus : ce film donne même l’impression d’avoir été réalisé par un Occidental et pas par un Chinois. Il éclaire des codes sociaux sous un angle anormal. Il n’est pas « naturaliste » (au sens du regard cru sur une société, au sens de Zola), mais « politique » et « moraliste » (au sens d’un regard construit par avance, qui juge). Contrairement à vous, je trouve que c’est ce film qui témoigne d’un regard occidental et d’un jugement déplacé, et c’est d’ailleurs cet aspect que je trouve malsain (outre quand même un tragique exagéré, mais ce point est très subjectif, j’en suis d’accord, je peux comprendre que vous ne l’ayez pas trouvé exagéré).
Et ce jugement conduit naturellement à en chercher une motivation, la propagande contre la « vieille société chinoise » venant immédiatement à l’esprit. Je n’ai aucune connaissance des relations entre Zhang Yimou et le pouvoir chinois, je crois me souvenir qu’il a fluctué, qu’il a tantôt été mal vu et tantôt donné des gages, mais je préfère éviter d’avoir un regard pré-construit par cela. Juste en voyant le film, j’ai été gêné, j’ai été frappé par une approche politique déplacée et anachronique, et forcément je n’y ai trouvé comme seule justification possible que la volonté d’abonder un discours de la « Chine nouvelle ». C’est peut-être autre chose, mais ça reste l’hypothèse la plus simple.
————-
NB : J’allais poster cette réponse quand j’ai repensé au film Hero. Il est également de Zhang Yimou, et prouve donc de façon incontestable que Zhang Yimou est capable de réaliser des « films de propagande politique ». Car Hero EST ouvertement un film de propagande politique, en faveur de l’État comme élément de stabilisation sociale et de pacification. C’est assumé, c’est explicite. Je crois même qu’il s’inscrivait dans la commémoration d’une grande date de l’État chinois.
Donc oui, Yimou a, au moins une autre fois, réalisé un film dont l’intention sous-jacente était de porter la propagande du régime chinois actuel. Je ne vois donc pas pourquoi il en aurait été autrement ici. C’est non seulement l’explication la plus simple, mais elle est en outre cohérente.
Et je précise immédiatement que j’aime beaucoup Hero. Le fait d’y voir la part de propagande ne m’empêche pas de l’apprécier comme un film admirable, visuellement et philosophiquement. Donc que ce soit clair : ce n’est pas le fait de viser un but politique qui me gêne. C’est le fait que ce but ait un sens ou au contraire soit vain. Dans le cas d’Épouses et concubines, c’est vain ou démago, un regard simplement historique aurait suffi. Dans le cas de Hero ce n’est pas vain, car la question posée est universelle : est-il légitime de tuer 10 hommes pour en sauver 1000 ? est-il utile de se sacrifier pour sauver la paix ? peut-on renoncer à la vengeance si le meurtrier était motivé par un noble but ? l’unification étatique est-elle un garant de paix et de justice ? Là, le sujet historique questionne la philosophie, le rapport à l’action politique, et c’est d’une formidable puissance.
Si j’avais le courage de revoir Épouses et concubines, ça vaudrait le coup de faire une comparaison avec Hero, d’ailleurs. Car j’aimerais pouvoir mieux vous indiquer les multiples détails qui font que les morts de l’un me paraissent sordides et complaisants là où les morts de l’autre me paraissent lyriques et émouvants, qui font que le regard politique de l’un me paraît malsain là où le regard politique de l’autre me paraît stimulant et fécond. Mais honnêtement, je crois que je me contenterai de revoir Hero :-).
NB 2 :
Quoi qu’il en soit, cette comparaison sommaire « de mémoire » montre bien que le même choix (un aspect tragique, un regard politique) peut donner des résultats différents selon la manière dont il est reçu. Puisque je reçois différemment ces choix faits par le même réalisateur dans deux films différents, il est inévitable que deux personnes différentes puissent les recevoir différemment au sujet d’un même film — et pour de simples détails cumulés.
C’est d’ailleurs intéressant. Je me dis souvent que mon état d’esprit au moment de voir un film — paramètre impossible à maîtriser ! — peut suffire à changer mon appréciation, ce qui explique pourquoi la critique cinématographique est un art difficile et imposant l’humilité. Et le fait que vous postiez parfois deux critiques différentes d’un même film à 10 ou 15 ans d’intervalle est un exercice formidable, une belle sincérité, qui confirme la qualité de votre démarche critique.
Je ne pense pas que l’on puisse reprocher à un cinéaste de porter un jugement. Le cinéma est un art, et non une science ; le cinéaste n’a pas à avoir une démarche d’historien hormis, bien entendu, dans le cadre d’un documentaire dont la démarche est différente.
De plus, et d’une manière plus générale, à partir du moment où l’on ne se situe pas dans une démarche scientifique, l’idée de porter un jugement sur un système sociétal révolu (et qui donc appartient plutôt à l’Histoire) ne me choque pas… Bien au contraire : ce système sociétal s’est construit sur des comportements, des sentiments qui peuvent perdurer sous différentes formes. Ici, par exemple, c’est l’appropriation de la vie d’autrui, une forme d’esclavage, et (j’en reviens toujours à cela) la déshumanisation (même si ce mot est très imprécis). C’est refuser de considérer l’autre comme un être humain à l’égal de soi. C’est considérer l’autre comme une possession, pour se valoriser et/ou pour son plaisir. Reconnaissez que ce travers existe toujours sous différentes formes, plus ou moins atténuées, et c’est à une telle réflexion que peut conduire un film comme celui-ci. Et cela dépasse même le seul sujet de la place de la femme.
Je ne vais pas affirmer qu’il n’y a pas de démarche politique dans ce film mais ce que je ne veux pas, c’est me dire « le réalisateur est chinois, donc son film est forcément politique, donc cherchons tous les éléments qui peuvent s’interpréter dans cette démarche pour savoir quelles sont ses intentions politiques » Bon, attention, je ne dis pas que vous avez cette approche… et je schématise un peu pour mieux me faire comprendre… D’ailleurs quand je parlais de « condescendance », ce n’est pas à vous que je pensais mais à des critiques que j’avais lues. Il faut éviter d’arriver avec notre propre échelle de valeurs et de vouloir à tout prix de situer le propos par rapport à notre propre opinion.
—–
Vous avez raison de souligner qu’un même film peut être reçu de façon différente par différentes personnes. C’est le cas d’ailleurs toutes les formes d’art. Et même par une personne donnée en fonction de son humeur… Il est vrai que cela engendre une certaine humilité. Je dirais surtout qu’il faut éviter de considérer ses jugements comme absolus et définitifs. Personnellement, si j’arrive bien à maitriser l’impact de mon humeur (j’ai en permanence une bonne cinquantaine de films d’avance donc je peux choisir celui qui correspond à mon humeur), l’expérience qui consiste à revoir un film après X années réserve bien des surprises… Mon jugement d’aujourd’hui est-il meilleur que celui d’hier ? Pas forcément… il l’est seulement dans le sens où il correspond mieux à mes aspirations, à ce que je recherche aujourd’hui. Mais c’était vrai aussi hier… Bon, dans tout ça, nous sommes loin des sciences exactes : le cinéma est une machine à créer des sentiments, des sensations, et quoi de plus subjectifs et plus personnels que les sentiments ?
😉
Pour ce qui est du caractère universel des conséquences dramatiques de la domination masculine et de l’objectivation (voire d’esclavage) des femmes, c’est indéniable. De ce point de vue, le propos d’Épouses et concubines a légitimité à être politique, c’est vrai. C’est la façon dont il l’est qui ma gêné et même, en bout de course, déplu. Ça se joue sur des détails qui s’agencent peu à peu (ou qui ne s’agencent pas), il faudrait que j’aie un jour le courage de le revoir, pour essayer d’identifier les points qui m’ont donné cette impression de film un peu malsain (pas au même niveau que ceux de Lars Von Trier, je vous rassure).
———–
Et décidément, Zhang Yimou me déroute. J’ai adoré certains de ses films… tandis que deux d’entre eux m’ont laissé un goût amer et m’ont parus malsains : Épouses et concubines, certes, mais aussi La cité interdite, dont je viens de vérifier qu’il est de lui, et qui va encore plus loin dans les aspects qui m’ont déplu ici, c’est-à-dire une impression de complaisance sordide et de vanité (= exercice vain). Ce fait est intrigant, et je ne crois pas qu’il soit dû à un décalage culturel (d’une part ma discipline mentale d’anthropologue et d’autre part ma passion pour l’histoire socio-culturelle chinoise font qu’il serait surprenant que ce soit l’explication).
Diantre.
————–
Quoi qu’il en soit, votre dernière phrase résume bien l’importance de l’art… et la difficulté (voire la vanité) de le juger.
C’est pour cela que les critiques d’art doivent exprimer des impressions personnelles (bien sûr étoffées par une culture générale et des analyses précises), ce que vous faites dans vos billets avec franchise, et ce qui rend ce blog si agréable à consulter.
Même si j’aime ferrailler et développer mon point de vue lorsqu’il diffère du vôtre, ça me paraît important également d’assumer cette même subjectivité : c’est pourquoi j’use et abuse des « il me paraît » et de la première personne du singulier. J’exprime ici un regard différent du vôtre… mais il ne s’agit que d’un regard, pas d’une vérité.
Zhang Yimou le réalisateur aux 2 visages, l’un se perd quand il décide de faire du blockbuster truffés d’effets spéciaux: là perso je zappe, l’autre génial et touchant comme pour ce film et la majorité de ces films des années 90, son meilleur film pour moi « Vivre » (1994)