25 décembre 2013

Trafic (1971) de Jacques Tati

TraficMonsieur Hulot est dessinateur dans la petite entreprise automobile Altra où il a conçu une 4L qui se transforme en camping-car avec de multiples gadgets. Il doit aller la montrer au grand salon automobile d’Amsterdam… Après l’échec commercial de Playtime, Tati eut bien du mal à mettre sur pied un nouveau projet et c’est le producteur Robert Dorfmann qui le convainquit d’endosser à nouveau le costume de Monsieur Hulot, ce qu’il s’était promis de ne jamais faire. Par rapport à ses films précédents, on peut toutefois remarquer que Tati s’efface quelque peu pour laisser plus de champ aux autres personnages, notamment le personnage de la jeune attachée de presse anglaise qui est très réussi. Mon Oncle, Playtime et Trafic s’inscrivent dans une même ligne, celle de la description d’un monde dévoré par la mécanisation, où la poésie peine à trouver une petite place. Ici, il nous propose de multiples variations autour des automobiles. Comme toujours, son regard est très fin et les gags sont parfois assez subtils, pas tous visibles à la première vision. De nombreux passages sont des véritables petites merveilles d’humour et d’invention, assorties d’un vrai regard sur notre société. Une fois de plus, le succès ne fut pas au rendez-vous. Boudé par le public, méprisé par la critique, Tati n’aura ainsi tourné que cinq vrais longs métrages, Trafic étant le dernier (1). Avec le recul, nous mesurons mieux ce que le cinéma a perdu en ne sachant pas donner à Tati la place qu’il méritait.
Elle: 5 étoiles
Lui : 5 étoiles

Acteurs: Jacques Tati, Maria Kimberly, Marcel Fraval, Tony Knepper
Voir la fiche du film et la filmographie de Jacques Tati sur le site IMDB.

Voir les autres films de Jacques Tati chroniqués sur ce blog…

(1) Parade, que Tati tournera après Trafic, est plus un spectacle filmé qu’un film scénarisé.

19 réflexions sur « Trafic (1971) de Jacques Tati »

  1. Je pense que l’on peut attribuer une partie de l’insuccès de Jacques Tati à l’attitude de la critique qui a, d’une manière générale, ignoré (quand ce n’est pas pire) des films comme Playtime et Trafic. On peut leur en vouloir sur ce point.

  2. Vous avez certainement raison de dire cela mais, en même temps, il faut reconnaître que ces deux films remarquables (Playtime et Trafic) n’étaient pas parfaitement synchrones avec leur temps. Et ces critiques reflétaient donc dans une certaine mesure leurs lecteurs.

    Maintenant, vous pourrez me dire que c’est justement le rôle d’un critique digne de ce nom de ne pas souffler dans le sens du vent et d’être capable de déceler un grand film, même s’il n’est pas synchrone avec son temps, et de nous le faire savoir. Oui et on ne peut que regretter que ce ne fut pas le cas pour Jacques Tati.

    Est-ce que ses films seraient mieux reçus aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr… hélas.

  3. Play Time et Trafic furent louangés tant par les Cahiers du Cinéma que Positif et Cinéma 67 et 71, qu’Ecran 67 et 71. La presse quotidienne a fait la moue, sans plus, n’osant pas éreinter de possibles ou probables chefs d’oeuvres à venir. Par contre la nomenklature producteurs, distributeurs, et agents des grandes compagnie ont savonné toutes planches. Cela étant dit Play Time a beaucoup plus souffert que Trafic de cette cabale, car à la sortie de ce dernier (1971), le mal était fait et Tati désabusé. Play Time est bien un grand chef d’oeuvre incompris et maudit encore aujourd’hui.

  4. Oui, il est vrai que c’est Playtime qui a fait le plus de mal à Jacques Tati. Il faut dire que le projet était colossal en terme de moyens mais le résultat fut à la hauteur. Il mérite bien le qualificatif que vous lui donnez de « grand chef d’oeuvre incompris ». Personnellement, si je devais emmener cinq films sur une île déserte, PlayTime serait de ceux-là.

    P.S. Ecran a commencé à paraitre en 1972 donc le seul film de Tati sur lequel ils aient écrit est Parade.

  5. Exact et Merci pour Ecran, des dissidents de Cinéma, des critiques proches du PCF (ex Albert Cervoni) qui désiraient revenir à l’Ecran français d’après guerre. Mais nul doute qu’ils auraient soutenu les deux films de Tati

  6. Ecran était une bonne revue avec des signatures intéressantes : Marcel Martin, Guy Hennebelle, Jean A. Gili, Gérard Lenne, Olivier Barrot et beaucoup d’autres… Que certains critiques aient été proches du PCF m’étonne un peu, je ne pense pas que ce soit le cas, mais pourquoi pas après tout… (en tous cas, je ne vois pas d’Albert Cervoni dans la liste des chroniqueurs). Pas mal d’articles intéressants. J’ai une cinquantaine de numéros chez moi (ce qui, soit dit en passant, n’est pas loin de l’intégrale… 😉 puisque la revue a paru de 1972 à 79).

  7. Si, il y avait bien, il me semble, Albert Cervoni, qui également travaillait ailleurs. Ecran et Cinéma étaient de bonnes revues, plutôt gauchistes de bonne compagnie que PCF. Elles ont bénéficié de la période Mao/Vertov/Poudovkine des Cahiers, de la fin des années 70 (et fin 60), plongés dans un délire militant post 68, au point, par exemple, de ne pas parler des films qui « sortaient » y compris « Avoir 20 dans les Aures » ! (à la différence de Positif, déjà à l’extrême gauche/libertaire avant 68)
    Marcel Martin devait être le rédac chef d’Ecran, non ?
    Mais merci de me rafraîchir ma vieille mémoire et bonne année cinéphile

  8. Oui, Marcel Martin était rédacteur en chef avec Guy Braucourt.

    Avoir 20 ans dans les Aurès est chroniqué dans le n°5 d’Ecran assorti un entretien avec René Vautier. C’est étonnant que Les Cahiers ait passé sous silence ce film… mais je ne comprends pas bien pourquoi puisque vous parlez de « délire militant post 68 ». C’était tout de même le grand film antimilitariste de l’époque.

  9. Je me suis mal fait comprendre et m’en excuse. Ce sont les Cahiers qui étaient alors
    dans un « délire militant post 68″ et non « Avoir vingt ans dans les Aurès » qui est comme vous le dites si justement un grand film pacifiste, d’ailleurs plus influencé par Camus que Sartre ou le PCF et que Positif avait compris et signalé à sa « sortie » (très très contrariée). C’est un grand film tout simplement. C’est un peu le « Full Metal Jacket » français et de la guerre d’Algérie. Mais, je vous assure, vérifiez, les Cahiers n’en n’ont pas parlé. Ils y sont revenus des années plus tard en éditant un remarquable dossier.

  10. Si si, j’avais bien compris ce que vous vouliez dire. Ce que je ne voyais pas bien c’est comment un « délire militant post-68 » pouvait amener à ne pas parler d’Avoir 20 ans dans les Aurès.

  11. Si vous pouvez consulter la collection des Cahiers d’alors, vous constaterez qu’ils négligeaient totalement « l’actualité » au profit d’articles ultra théoriques et d’anciens textes d’Einsentein, Poudovkine, Medvekine ou Vertov,etc (certains très intéressants d’ailleurs) voire de Lénine et Mao sur l’Art et le Prolétariat. Je crois qu’il était, néanmoins question des films de Godard et des films chinois ou palestiniens. Nous voilà loin de Play Time et Trafic…quoique. Ainsi Play Time sort seulement deux ans/deux ans et demi après Alphaville et le Désert Rouge d’Antonioni. Franchement, des 3, Play Time reste mon préféré. Et bonne année et merci pour ce blog d’Elle et Lui (Love Affair ou An Affair to remember ou les deux ?) si riche, dynamique et argumenté

  12. Merci pour ces précisions et vos commentaires sur ce petit blog.
    Je vous souhaite également une excellente année 2014.

  13. Je viens de tomber de façon impromptue sur le numéro 289 de Cinéma (janvier 83), un numéro presque entièrement consacré à Jacques Tati. Comme il le reconnaissent eux-même, c’est bien entendu un peu tard (Jacques Tati est décédé en novembre 82). Le dossier est très intéressant ceci dit. Sous la plume de Mireille Amiel, ils reconnaissent avoir participé au désamour de la critique envers le cinéaste : elle parle même de « l’éreintement en règle » de Marcel Martin à la sortie de Playtime (Cinéma 123) et de leur façon de « passer complètement à côté » de Trafic (Cinéma 148)…

    Bon, mais de toutes façons, s’en prendre à la critique est sans doute un peu facile (et stérile) x années plus tard. On peut toutefois tenter d’analyser les raisons de ce désamour. A mon avis, je pense qu’il vient pour beaucoup d’un malentendu (qui persiste d’ailleurs aujourd’hui) : Monsieur Hulot (et donc Tati) sera réfractaire au modernisme… C’est une erreur car c’est un peu plus subtil que cela. Tati nous questionne sur la place de l’homme dans une société en mutation. Il nous propose un autre type de regard, de voir des choses que l’on occulte. De plus, Tati n’affirme rien, il nous suggère tout au plus. Il serait d’ailleurs intéressant de voir quel serait son regard sur notre société d’aujourd’hui, sur cette prédominance de la communication.

    André Bazin a écrit : « Les ennemis de Mon Oncle l’ont qualifié de film poujadiste, en un sens ils n’ont pas tort, disons au moins « petit bourgeois ». La thèse de Mon Oncle est peu défendable et en tous sens néfaste. Mais s’agit-il d’une thèse ? Dans le même sens, Chaplin s’attaquant au machinisme dans Les Temps modernes avait objectivement tort, mais il avait poétiquement raison. Chez les grands artistes, la vérité n’est pas dans la pensée explicite, elle réside dans l’efficacité à postériori de l’oeuvre elle-même. »

    Admirable analyse.

  14. Je suis très surpris. Je « revois » ce numéro des Cahiers au moment de la sortie de Playtime, ils ont adoré. En fait, apparemment, en janvier 83, ils s’en prenaient surtout à Martin de la Revue Cinéma et à d’autres de la Critique. Merci encore, vous êtes une mine d’infos et, surtout, un « rafraichisseur » de mémoire aussi utile qu’efficace. Je suis d’accord avec vous à propos du malentendu d’alors sur le projet de Tati, et la suite des événements lui a donné raison, d’ailleurs, je ne pense pas, aujourd’hui, comme Bazin, que Chaplin avait objectivement tort. Mais je crois que Tati a réellement dérouté ses contemporains par son écriture cinématographique. Tout en restant fidèle à ses films précédents, il prolongeait et intensifiait son style. Play Time est positivement « stupéfiant » rien que par la construction des plans et leur cadrage, sans parler de la dialectique de la profondeur de champs. Il y a comme une remise en cause du montage classique, hollywoodien ou russe.Il va plus loin que Godard dans Alphaville. Seul, à mon avis, Ozu a travaillé dans cette direction esthétique

  15. Je suis également surpris de la formule de d’André Bazin, prétendant que Chaplin aurait eu « objectivement tort » de s’attaquer au machinisme. Ce que critique Chaplin n’est pas l’emploi de machines, mais le fait de leur conférer un statut quasi-religieux structurant l’économie et détruisant la dignité humaine. Toutes les décennies écoulées depuis lors lui donnent entièrement raison !

    De la même manière, les critiques de Tati sur le modernisme positiviste des années soixante, sur les jeux d’apparence et les artifices de communication qui tuent la vraie communication interhumaine… restent extraordinairement pertinentes aujourd’hui ! Quant à Mon oncle, il faut vraiment un énorme amalgame et un manque de finesse pour lui voir une dimension poujadiste (ça me fait penser aux gens qui prétendent que, puisque Lévi-Strauss contestait les excès du progressisme scientiste à outrance, il serait devenu « conservateur »). C’est d’un manichéisme : pour André Bazin, le progrès serait univoque et merveilleux, toute critique de certains aspects du progrès serait conservatrice, poujadiste ou je-ne-sais-quoi… Pas très sérieux, et ça écrase bien pauvrement l’analyse des films concernés.

    Mais malgré les critiques, indiscutables (et lucides !), portées par les derniers films de Tati, je vous rejoins sur la notion de malentendu.

    Car Tati posait plus de questions qu’il n’assénait de critique ou d’analyses ! Il s’interrogeait lui-même, et c’est ce qui rend ses films aussi fins avec le recul.

    J’attire ainsi votre attention sur la dernière scène de Playtime (enfin, dans mon souvenir c’est la dernière scène, je ne l’ai pas revu depuis plusieurs années ; et peut-être mon souvenir en altère-t-il quelques détails), où Tati regarde un brin de muguet puis les lampadaires du bus qui l’emmène. Ces lampadaires ont la forme du brin de muguet.

    Je trouve que cette scène est remarquable car elle questionne tout le film à rebours. J’y vois une interrogation : et si, finalement, ce monde de verre, de métal et de modernité absurde et forcenée portait également une forme de poésie ?

    La force de ce final est de nous laisser la liberté : soit de voir cette analogie comme une ultime dénonciation du remplacement du vivant par l’inerte, soit de la voir comme une façon de retrouver, envers et contre tout, une part de poésie y compris dans cette modernité froide (et de montrer que la poésie vient de nous, de notre état d’esprit à un moment donné).

  16. André Bazin a le mérite de montrer l’inutilité de cette polémique « Mr Hulot est un anti-moderniste ». Le problème n’est effectivement pas là. Et je suis d’accord avec lui pour dire que Tati (tout comme Chaplin) ne développe pas une thèse. Il nous propose d’élargir notre regard, de voir ce que nous ne voyons pas toujours, il provoque chez nous la réflexion. Et comme il le souligne, c’est le propre des grands artistes.

    Quand Chaplin réalise Les Temps Modernes, il ne fait pas une prophétie, il montre où le machinisme pourrait nous emporter. Les machines à manger n’ont (je crois) jamais vraiment existé, mais c’est une image très image très forte par laquelle il suscite questionnements et réflexion.

    La dernière scène de Playtime est, vous avez raison, très riche. Tati crée un rapprochement entre le brin de muguet que tient la jeune femme et les lampadaires routiers en montrant qu’ils ont la même forme. Il crée ainsi un pont, une passerelle entre deux objets que tout oppose : l’un est grand, moderne, fonctionnel, l’autre est petit, éphémère, d’une utilité plus indirecte (apporter du bien-être). De montrer que le créateur des lampadaires a été (consciemment ou inconsciemment) inspiré par une petite forme gracieuse issue de la nature nous indique que ce n’est pas forcément tout l’un ou tout l’autre, il y a aussi une troisième voie. Et c’est une constante chez Tati : inadaptation, dérèglement, ré-appropriation. Il n’est pas contre le modernisme mais il nous suggère c’est à l’homme de le façonner à son image pour qu’il y ait toujours sa place.

    Un monde sans fantaisie est un monde mort… 🙂

  17. Chaplin, Tati, les vrais poètes ont toujours raison. Ils peuvent se révéler, à l’occasion, par leur regard, comme vous le dites justement, des prophètes, voire des devins. C’est le cas avec Les Temps Modernes et Play Time. Il nous reste à faire en sorte que le film de Tati rejoigne celui de Chaplin dans les mémoires.
    Bazin fut et reste un très grand critique et écrivain du cinéma, mais également, et à ce titre, un produit de son époque, disons, les 30 glorieuses françaises: « Productivistes » et « Scientistes ». Soyons honnêtes, ils avait vu et discerné pas mal de choses dans le Cinéma

  18. @ Lui :

    Je suis d’accord avec ce que vous écrivez… mais ce n’était pas ce qu’écrivait André Bazin dans le passage que vous citez ! Il dit lui-même explicitement qu’il juge la possible thèse de Tati « en tout sens néfaste » (les termes sont violents). Et, lorsqu’il écrit que Chaplin avait « objectivement tort » (!!!), c’est bien André Bazin qui exprime une idéologie et qui fait une thèse ! Pas Chaplin, mais bien Bazin.

    Bref, oui, Tati et Chaplin ne développent pas de thèse et expriment l’ambivalence et les potentialités de ce qu’ils côtoient. Mais hélas André Bazin, lui, développe une thèse qui est vraiment déplacée et qui n’apporte que confusion à la réflexion. D’où ma réaction étonné et un peu outré (et celle de Jean-Louis Ivani je crois, car il me semble que c’est bien la même réaction).

    J’ajouterai (et peut-être est-ce également ce que Jean-Louis Ivani entend lorsqu’il dit que Tati ou Chaplin peuvent se révéler des prophètes voire des devins ?) que le talent et la puissance de ces artistes est leur capacité à « ressentir » des liens profonds entre la technique, notre mode de vie, nos mentalités, etc., ce qui leur permet de mettre en lumière des « structures » anthropologiques qui n’étaient pas évidentes à leur époque et que le temps a fini par révéler. Et, en ce sens, je maintiens que Chaplin avait « objectivement raison », et d’autant plus raison qu’il a su percevoir des biais très fins et très peu perceptibles à son époque. Et s’il les a perçus c’est, j’en suis convaincu, parce qu’il écoutait ses sens et non pas sa raison. Il a vu au-delà des apparences. À un moment où les motivations profondes et inconscientes qui poussaient les hommes à glorifier telle ou telle technique n’étaient pas appréhendables par la raison et l’analyse, elles étaient perceptibles à ces artistes si attentifs aux sentiments, aux comportements, aux dynamiques humaines.

    Finalement, le génie de certains artistes, c’est de percevoir l’imperceptible, et d’exprimer l’indicible.

  19. Tout a fait d’accord (avec Jacques C). L’Art, le chef d’oeuvre, c’est montrer ce qu’il y a au delà des apparences ( ex: Guernica, Le Déjeuner sur l’Herbe, Les Temps Modernes, Play Time). Bourdieu et Elie Faure l’ont dit à leur manière. Mais c’est à Bazin que je pense, quand il écrit: « Toutes le fois que Charlot nous fait rire à ses dépens, c’est qu’il a eu l’imprudence d’entrer dans le jeu des hommes-selon-la-Société ». Je crois que que Chaplin et Tati nous manquent singulièrement aujourd’hui…

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