7 juillet 2016

L’Extravagant Mr Deeds (1936) de Frank Capra

Titre original : « Mr. Deeds Goes to Town »

L'extravagant Mr DeedsDans sa petite ville du Vermont, Longfellow Deeds est un homme simple. Soudainement héritier d’une immense fortune, il est la cible de profiteurs et de journalistes peu scrupuleux dès son arrivée à New York… L’Extravagant Mr Deeds (1936) forme avec Mr. Smith au sénat (1939) et L’homme de la rue (1941) une trilogie humaniste de Frank Capra. Le réalisateur a une indéfectible confiance en la nature humaine, il a cette vision un peu idéaliste où l’égoïsme, la jalousie, la cupidité doivent céder face à des sentiments plus nobles. Peu importe que le bien triomphe grâce à un retournement de situation aussi improbable qu’inespéré, le message d’optimisme est affirmé avec la force de la simplicité. On peut également déceler une dose de populisme dans l’exaltation du sens commun de l’homme ordinaire face aux prétendus savoirs des élites. Il faut replacer tout ce propos dans son contexte : le pays est alors en plein New Deal de Roosevelt qui va bouleverser en profondeur l’économie américaine. Gary Cooper, que Capra voulait absolument (le tournage fut retardé de six mois pour attendre que l’acteur soit libre), est superbe. Les seconds rôles sont également bien définis comme en témoigne la scène du procès. La mise en scène de Capra montre de belles trouvailles et l’ensemble allie joliment puissance et légèreté. Le film connut un très grand succès.
Elle:
Lui : 4 étoiles

Acteurs: Gary Cooper, Jean Arthur, George Bancroft, Lionel Stander, Douglass Dumbrille
Voir la fiche du film et la filmographie de Frank Capra sur le site IMDB.

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Remarques :
* Comme on peut le voir sur l’affiche ci-dessus, Harry Cohn (patron de la Columbia) a pour la première fois autorisé un metteur en scène à mettre son nom au dessus du titre (du fait de l’immense succès de son film It Happened One Night deux ans auparavant).

* Une suite a été envisagée avec les mêmes acteurs Mr. Deeds Goes to Washington mais le projet évolua pour donner Mr. Smith Goes to Washington (1939) avec James Stewart à la place de Gary Cooper.

* Frank Capra reçut son second Oscar du meilleur réalisateur (au cours de sa carrière, il en aura 3 pour It Happened One Night (1934), Mr. Deeds Goes to Town (1936) et You Can’t Take It with You (1938)).

* Le terme to doodle (= griffonner sur une feuille en pensant à autre chose) inventé par le scénariste de Capra, Robert Riskin, est passé dans le langage courant.

Mr Deeds goes to town
Gary Cooper et Jean Arthur dans L’Extravagant Mr Deeds de Frank Capra.

* Remake (peu réussi) :
Les aventures de Mister Deeds (Mr. Deeds) de Steven Brill (2002) avec Adam Sandler, Winona Ryder, et John Turturro.

5 réflexions sur « L’Extravagant Mr Deeds (1936) de Frank Capra »

  1. Ah, je me dois de replacer ici le commentaire que j’avais écrit sous Mr Smith au Sénat :

    Je trouve l’équilibre plus subtil et plus enthousiasmant dans L’extravagant Mr Deeds. Deeds est moins naïf que Smith, c’est un peu un faux naïf : c’est juste un « rural », un homme simple, mais dès le départ il ne manque pas de lucidité et de finesse. Les autres le voient comme un benêt (et c’est le ressort de toute la première partie, qui est en soi un modèle de comédie screwball), mais il est dès le départ plus complexe. Surtout, L’extravagant Mr Deeds réussit le tour de force d’instrumentaliser le patriotisme gnan-gnan américain pour déboucher sur un pamphlet quasiment communiste ! Arrivant dans ce contexte, les tirades politiques et sociales du procès final sont « recevables » par un public qui les aurait sans doute conspuées dans un film plus direct.

    Je suis même surpris que Capra n’ait pas eu de problèmes après la sortie de Mr Deeds, tant la dernière partie fait l’éloge du partage des terres, de la redistribution des richesses, et tant il critique l’accumulation des biens. C’est en tout cas un vrai tour de force de placer dans une situation « à la gloire de l’Amérique » (et donc quasi-intouchable aux yeux de la critique) un passage où son héros assène qu’il ne sert à rien que son argent bénéficie à des gens qui en ont déjà et qu’il doit au contraire être redistribué à ceux qui n’en ont pas ! Une profession de foi communiste dans une tirade camouflée en glorification pompeuse de la grandeur de l’Amérique, chapeau !

    Enfin, alors que Mr Smith reste dans une tonalité dramatique de bout en bout, avec juste quelques gags et sourires générés par la naïveté de son héros (pour autant que je m’en souvienne), Mr Deeds est d’abord une brillante comédie Screwball, enlevée, drôle, réjouissante… qui bascule magnifiquement en un film social frappé de plein fouet par la « grande dépression ». Ce double format comédie-drame, ce basculement inattendu, cette capacité à marier ces deux dimensions : tout cela fait, à mes yeux, de Mr Deeds l’un des films les plus remarquables de Capra — loin devant Mr Smith au Sénat.

    ——————-

    J’ajoute aujourd’hui que je connais peu de films réussissant le tour de force d’être une pure comédie (vraiment enlevée !) pendant une bonne moitié du film, pour basculer aussi joliment dans le drame social. Et certaines répliques de Mr Deeds lors du procès sont dignes du discours final du Dictateur de Chaplin (tiens, ce dernier se serait-il inspiré du schéma de Mr Deeds : comédie tournant au film politique ? ; bon, il faut dire que Le dictateur annonce sa double couleur dès le début ou presque, ce n’est donc pas tout-à-fait le même schéma).

    Vous notez l’importance des seconds rôles, et je vous rejoins. Outre les personnages du procès (notamment le juge et le psychologue), j’ai beaucoup apprécié le garde du corps, au cynisme bourru et désabusé cachant un grand cœur : son rôle est sobre quoique ironique, sa sympathie croissante pour Mr Deeds n’est pas appuyée et reste à moitié dissimulée derrière son cynisme, bref il est très crédible et apporte une gouaille bienvenue, pendant masculin du personnage « populo » de Jean Arthur.

  2. Esprit d’escalier :

    Parmi les rôles secondaires, les domestiques sont également particulièrement réussis. En outre, ils donnent lieu à de jolies scènes comiques, mais d’un comique sobre, fin : la manière dont Mr Deeds refuse systématiquement l’aide pour enfiler tel ou tel puis tel autre vêtement, discrètement en arrière-plan des dialogues mais avec insistance et régularité ; le jeu d’écho dans la grande pièce, etc. Les intellectuels, bien que très typés, sont également fort bien joués (et font assez penser à des personnages de Woody Allen, ce qui indique une certaine régularité culturelle de la côte est).

    En fait, ce film est pour moi un modèle d’équilibre, l’humour étant fin (et parfois à peine visible, comme lorsque le tailleur, d’un simple geste secondaire, juge avec mépris le pardessus porté par l’avocat de l’ex-concubine de Semple, geste que je n’ai repéré que lors de ma troisième vue du film) et les personnages joués avec justesse. Seul le père de famille désespéré qui fait basculer le film dans sa deuxième partie et sortir de la comédie est un peu excessif, mais cette petite caricature était sans doute nécessaire pour entraîner un tel basculement de tonalité.

  3. Merci pour ces intéressantes réflexions. L’aspect un peu politique du contenu, je le vois plus dans l’esprit du New Deal que dans une optique communiste de redistribution des richesses. Donner une somme à des paysans surendettés est finalement assez proche du AAA (Agricultural Adjustment Act) de Roosevelt.
    A mes yeux, le propos de Capra est plus humaniste que politique, avec même un soupçon de populisme : si l’une des définitions du populisme peut être « donner des solutions simples à des problèmes complexes », nous là en plein dedans. Capra met en avant les vertus de ce qu’il appelle lui-même le « common sense », le sens commun (Deeds le cite dans la scène de l’opéra), pour résoudre les problèmes. Et il y a aussi cette façon de dénigrer les « élites » : tous les « sachants » sont présentés comme étant des affairistes ou des malfaisants. Ce populisme que l’on pouvait trouver bon enfant auparavant fait moins sourire aujourd’hui, hélas…

    Vous avez raison de souligner l’importance des seconds rôles pour instiller cet esprit sous-jacent de comédie qui caractérise le film (et c’est vrai que le fermier désespéré est vraiment excessif, on n’y croit pas une seconde).

  4. Vous avez raison de replacer les propos dans le cadre du New Deal, car le film fait certainement référence à des formules et schémas qui étaient clairs et typés à l’époque (et pouvaient paraître moins audacieux que lorsque nous les entendons aujourd’hui).

    Je vous rejoins aussi sur la dimension « populiste », mais en ajoutant qu’il convient de se souvenir que jusqu’aux années 60 ou 70, le populisme était indiscutablement de gauche (je ne saurais dater exactement le basculement vers une démarche et un contenu clairement de droite, mais cela date au maximum d’un demi-siècle, voire moins). Et pas pour des raisons d’interprétation, mais bien de contenu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il est très délicat et souvent fallacieux de juger aujourd’hui des périodes comme le péronisme (originel) en Argentine, car nous l’interprétons avec des présupposés erronés, avec un regard d’aujourd’hui qui trahit le vécu de l’époque. En étant populiste en 1936, Capra se marquait à gauche (et une partie significative de la gauche étatsunienne était d’ailleurs plus proche de Sanders que de Clinton, à cette période !). Ses propos redistributifs n’étaient peut-être pas communistes, mais ils auraient pu largement être interprétés comme tels par le maccarthysme ultérieur, s’ils n’avaient pas été habilement enrobés de grandes valeurs sirupeuses étatsuniennes. D’autres cinéastes, sans être allés plus loin dans leurs dialogues, ont été mis ensuite sur liste noire.

    Pour ce qui est de la critique des « élites », je ne suis pas sûr qu’il faille la formuler comme une critique des « sachants ». C’est justement une nuance importante : Capra critique une classe sociale (là encore, il flirte clairement avec le communisme, qui critiquait à peu près les mêmes personnes !), mais pas le fait d’être intellectuel. Il critique les financiers, les avocats, la presse (mais en lui gardant une sympathie), certains poètes et écrivains. Mais pour ce qui est des écrivains, il n’est pas catégorique : l’un d’entre eux (celui qui emmène Deeds dans une tournée des bars new-yorkais) est sympathique et lucide (c’est lui que je trouve d’ailleurs woodyallenien). Le juge, qui appartient également à l’élite, est également plutôt sympathique et présenté positivement (puisqu’il est « juste »). Et sur le fond, chaque situation correspond à une réalité critiquable, que l’on retrouve d’ailleurs aujourd’hui avec une similitude surprenante : la gestion affairiste, la culture élitiste (la critique de l’opéra peut gêner, mais elle traduit d’abord le fait qu’à cette époque on trouvait normal de financer la culture des élites mais jamais les cultures vivantes et populaires, l’argent allant encore et toujours à l’argent), certains intellectuels arrogants qui se croient supérieurs parce qu’appartenant à un sérail tournant sur lui-même (je suis conduit à croiser cet univers aujourd’hui, cette arrogance et cette condescendance de vase clos convaincu d’être l’élite sont hélas une réalité chez une partie des politiciens, journalistes et écrivains parisiens)… De façon troublante, les différents types de l’élite critiquée par Capra correspondent à des figures actuelles de l’élite mondialisée décrite par l’anthropologue Jonathan Friedman : ces caricatures s’appuient hélas sur une réalité. En tout cas, je ne pense pas que ce soit une opposition « sachants » vs « peuple », mais une opposition « classe sociale élitiste » vs « peuple », ce qui est au fond très différent. Faire dériver la critique d’une élite vers une critique des « sachants » relève, me semble-t-il, de l’erreur que j’évoquais plus haut lorsque nous interprétons le populisme des années 1930 à travers le filtre de 2016. Aujourd’hui, oui, ceux qui critiquent les élites sont souvent complotistes, de droite et amalgament ces élites avec le « savoir » en flattant les bas instincts (c’est d’ailleurs le cas du film Forrest Gump, qui est de ce point de vue assez nauséabond). En 1936, ce n’était pas du tout ces ressorts-là, et il ne faut surtout pas transformer « critique des élites » en « critique des sachants », car ce n’était pas le propos.

    Mais bon, bien sûr, comme tout film politique et comme toute comédie, L’extravagant Mr Deeds comporte des caricatures et des raccourcis. Je les trouve cependant moins complaisants et moins schématiques que dans bien des comédies (ou drames) de cette époque.

  5. Ah, vous soulevez des points très intéressants. Je ne voudrais pas trop dériver sur un plan politique (car je ne pense pas que ce soit le lieu) mais je ne suis pas certain que l’on puisse situer le populisme sur un échiquier politique de type gauche/droite. Le terme devient de plus en plus flou. Si l’on se réfère à une définition de type « mettre en avant les intérêts du peuple », alors oui, on peut dire qu’historiquement le populisme se situait plus à gauche qu’à droite mais cette définition me paraît trop vague, voire dénuée de sens réel. Si on se prend comme caractéristique principale du populisme de « donner des solutions simples à des problèmes complexes » (on pourra toutefois me rétorquer que c’est plus la définition de la démagogie que du populisme), alors on peut trouver que le fascisme s’est toujours construit sur une forme de populisme (l’exemple le plus flagrant est Mussolini). Sans aller jusque là, le poujadisme n’était pas vraiment à gauche.

    Bon, mais vous avez raison de dire qu’il faut faire la part entre l’impact du propos en 1936 et celui qu’il a en 2016. Après tout, l’impact qu’il a aujourd’hui n’a qu’une importance très relative vu le faible nombre de personnes qui vont accepter de visionner un tel film. Analyser comment le propos s’inscrivait dans son époque et son impact éventuel est certainement plus intéressant. Dans cette optique, on peut sans doute faire, comme vous le faites, une distinction entre l’anti-élitisme et l’anti-sachants car le propos est inévitablement sous-tendu par les grandes valeurs américaines, notamment la mise en avant du mérite personnel : je veux dire par là que, plus qu’une condamnation des élites, il s’agit plus ici d’élever l’importance de l’individu. On peut aussi introduire une nuance du fait de la présence toujours assez forte dans les années trente de la corruption qui a toujours favorisé cette mise en cause des personnes « aux manettes ».

    Je ne pense que Capra soit un idéologue : c’est plus un humanisme que l’on peut certainement qualifier d’idéaliste (par sa confiance aveugle en la nature humaine). Cela ne l’empêche pas bien entendu de colporter (volontairement ou involontairement) certaines des grandes valeurs de la civilisation américaine, mais il le fait effectivement de manière assez subtile ; cette intégration lui permet d’atteindre un équilibre parfait.

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